lundi, avril 22, 2019


« Où vais-je aboutir ? »  Une casuistique.      


« Il arrive un jour où le peintre dépose son pinceau. J’interroge Raymond du regard en pénétrant dans son coquet appartement , lui proposant comme c’est la coutume qu’il me présente sa dernière œuvre en gestation. Lui rendre visite m’est depuis vingt cinq ans un bonheur répété, suscitant mon émerveillement devant les couleurs chatoyantes qu’il marie mieux que personne, la flamme des regards qui s’entrechoquent ou la brume des berges marines avant qu’elle ne se dissipe.  Ce matin, la brume est dans son regard et ne se dissipera pas de sitôt. La mémoire le lâche et cela le trouble. Sa sérénité a fait place à une inquiétude permanente qui lui ronge les nuits et rend ses doigts incertains. Le mélange des couleurs est devenu un calvaire, tout comme le jet du bleu du ciel sur la toile quand le soleil l’inonde.
Sans un mot il me mène vers un tableau que je ne reconnais guère, superbe nature morte épinglée au mur de fraîche date. Un instantané de marché aux puces y détaille sa dérisoire richesse. A l’étalage d’une brocante un buste de Marianne contemple un invraisemblable bric-à-brac d’ustensiles d’un autre âge, passés et rouillés, cherchant acquéreur. Du vrai vieux, sans valeur autre que celle des souvenirs de leur propriétaire sans doute décédé, d’une propreté douteuse pour collectionneur pas trop regardant. Le regard de la Marianne paraît s’attarder pensivement sur ce fouillis ressemblant au contenu d’un tiroir retourné et une onde de tristesse l’envahit. J’observe Edmond du coin de l’œil, remarque le tremblement involontaire qui secoue sa main, le clignement accéléré des paupières qui se plissent. « Vous demandiez à voir le dernier ? Ce sera le dernier. » Je m’enquiers du titre. Son épouse hésite, puis dans un souffle, lâche « Où vais-je aboutir ? » Edmond a-t-il placé la question éternelle dans la bouche de Marianne surplombant son misérable royaume, ou plus simplement comme un point final à son œuvre menacée par la sénescence ? Nul ne le saura, mais c’est tout comme : la sortie des artistes recèle souvent une part de grandeur. «   



Harmonie du mouvement et de l'immobilité


Pendant que le printemps était encore sec, avant les averses et les orages successifs, il m'arrivait de passer un moment dans ma vigne, sur un petit" bout de jardin en friche où je faisais alors mon feu. Depuis des années, un hêtre poussait là, au beau milieu de la haie d'aubépine qui bordait le terrain. Au début, c'était un minuscule petit arbuste, issu d'une graine amenée de la forêt par les vents. Des années.durant, je l'avais laissé se développer provisoirement et un peu à contrecœur. J'avais de la peine pour l'aubépine, mais, par la suite, le petit arbuste opiniâtre s'épanouit si magnifiquement que j'acceptai définitivement sa présence. Aujourd'hui, c'est déjà un beau petit arbre qui m'est devenu deux fois plus cher qu'avant, car on vient d'abattre dans la forêt voisine mon arbre préféré, le vieux hêtre majestueux dont les morceaux de tronc sciés, lourds et puissants, jonchent encore le sol, là-bas, comme les tambours d'une colonne antique. Mon petit arbre est vraisemblablement issu de ce hêtre. Je me suis toujours senti heureux et impressionné de voir avec quelle opiniâtreté mon petit hêtre garde son feuillage. Quand tous les arbres sont depuis longtemps déjà dépouillés, il conserve encore son habit de feuilles flétries et traverse ainsi le mois de décembre, de janvier, de février. Les tempêtes le tiraillent, la neige le recouvre puis fond petit à petit, les feuilles desséchées, d'un brun foncé, prennent une teinte de plus en plus claire, elles deviennent plus fermes, plus soyeuses, mais l'arbre ne les laisse pas s'envoler, car elles doivent protéger les jeunes bourgeons. Enfin, au printemps, à chaque fois plus tard qu'on ne s'y attendait, l'arbre apparaît un jour transformé. Il a perdu son ancien feuillage et sort ses tendres bourgeons tout neufs recouverts de rosée.

Cette fois-ci, je fus témoin de cette métamorphose. Cela se passa peu après que la pluie eut reverdi et rafraîchi le paysage. C'était au milieu du mois d'avril, dans l'après-midi; je n'avais pas encore entendu chanter le coucou et découvert les narcisses dans les prés. Quelques jours auparavant, j'étais venu jusqu'à cet endroit. Le vent du nord soufflait avec force. Tout frissonnant, le col de mon manteau relevé, j'avais regardé avec admiration le hêtre résistant, insensible aux bourrasques qui le harcelaient, cédant à peine une petite feuille. Avec opiniâtreté et bravoure, dureté et entêtement, il retenait son vieux feuillage pâle.
Ce jour-là, alors que je me tenais auprès de mon feu, coupant du bois dans la douceur d'une journée sans vent, je vis la chose arriver: une brise imperceptible et tiède se leva tout à coup, une simple respiration, et par centaines, par milliers, les feuilles si longtemps épargnées s'envolèrent, silencieuses, légères, dociles, lassées de leur persévérance, lassées de leur résistance et de leur vaillance. Ce qui avait tenu et résisté pendant cinq, six mois, succomba en quelques minutes à un petit rien, à un souffle: l'heure de la fin avait sonné, l'amère persévérance n'était plus nécessaire. Les feuilles se dispersèrent, flottèrent au gré du vent, souriantes, consentantes, sans livrer combat. Ce petit vent était cependant bien trop faible pour emmener au loin ces feuilles si légères et fines, et comme une bruine, elles tombèrent à terre, recouvrant le chemin et l'herbe au pied du jeune arbre dont quelques bourgeons seulement avaient verdi après être éclos. Que m'avait révélé ce spectacle surprenant et pathétique? Était-ce la mort, la mort du feuillage hivernal qui s 'était accomplie sans heurt, sans résistance? Etait ce la vie, la jeunesse impatiente et gaie des bourgeons dont la volonté s'était soudain éveillée, leur permettant de conquérir l'espace dont ils avaient besoin? Était-ce triste, étaitce amusant? Était-ce un avertissement destiné au vieil homme que j'étais, me sommant de voleter puis de tomber moi aussi, me rappelant que j'étais peut-être en train de ravir de l'espace à des jeunes gens, à des êtres plus forts? Ou bien étais-je invité à résister comme le feuillage du hêtre, à me tenir debout aussi longtemps, aussi opiniâtrement que possible, à m'opposer et à me défendre, puisque plus tard, au moment opportun, les adieux seraient faciles et joyeux? Non, comme lors de chaque révélation, c'étaient le Tout et l'Éternel qui m'étaient apparus, l'anéantissement des contraires, leur fusion dans la réalité incandescente.

Cela n'avait aucune signification particulière, ne m'avertissait de rien. Au contraire, cela signifiait tout, le secret de l'Être se dévoilait ici, et, pour celui qui regardait, c'était merveilleux, cela représentait le bonheur, le sens, c'était un présent, une découverte comme pour une oreille emplie de la musique de Bach, comme pour un œil fasciné par un tableau de Cézanne. Cependant, ces termes et ces explications ne constituaient pas l'événement, ils n'apparurent qu'a posteriori. L'événement en lui-même se résumait en fait à une apparition, un miracle, un mystère aussi beau que grave, plein de grâce mais aussi implacable.

À ce même endroit, près de la haie d'aubépine et du hêtre, je fus à nouveau touché par le grand Mystère lors d'une expérience visuelle tout aussi allégorique. Le monde avait pris une teinte verte éclatante et, lors du dimanche de Pâques, le cri du coucou avait retenti pour la première fois dans notre forêt. C'était par un de ces jours d'orage où l'atmosphère douce et humide était très changeante et ventée. Le ciel chargé, qui laissait régulièrement passer quelques rayons de soleil illuminant la verdure toute neuve de la vallée, était traversé par de grandes masses nuageuses; le vent semblait venir de partout, même si la direction sud nord dominait. L'agitation et la fureur emplissaient l'atmosphère de tensions extrêmement fortes. Et là, au beau milieu de ce spectacle, s'imposant à mon regard, se tenait à nouveau un arbre, un bel arbre jeune, un peuplier au feuillage tout neuf ornant le jardin voisin du mien. Telle une fusée, il montait vers le ciel, balançant avec souplesse dans le vent sa cime effilée. Pendant les courtes accalmies, il semblait se fermer comme un cyprès, resserrant ses branches contre son tronc, mais, lorsque le vent reprenait vigueur, ses mille branches fines qui partaient si facilement dans tous les sens se mettaient à gesticuler. La cime de l'arbre magnifique dont le feuillage bruissant scintillait délicatement oscillait de-ci de-là, puis se raidissait, heureuse de sa force et de sa nouvelle jeunesse. Ce va-et-vient incessant qui produisait un léger murmure ressemblait au mouvement de l'aiguille sur une balance. La cime semblait tantôt ployer sous les assauts répétés du vent, tantôt se redresser dans un brusque sursaut de volonté. (Bien plus tard, je me suis rappelé que, plusieurs dizaines d'années auparavant, mes sens à l'écoute avaient observé ce jeu sur une branche de pêcher et que j'avais retranscrit mes impressions dans un poème intitulé: « Le rameau en fleur ».)

Avec joie et sans crainte, avec gaieté de cœur même, le peuplier abandonnait ses branches et son habit de feuilles au vent humide, qui s'amplifiait considérablement. Le chant qu'il faisait entendre par cette journée d'orage, les formes que sa cime effilée dessinait dans le ciel me semblaient merveilleux, incomparables. Ils exprimaient la joie aussi bien que la gravité, la volonté active et la soumission, le jeu de la liberté et le destin. Ils rassemblaient en eux-mêmes tous les antagonismes et les contraires. La victoire et la force n'appartenaient pas au vent parce qu'il était capable de secouer et de faire ployer ainsi le peuplier; la victoire et la force n'appartenaient pas non plus à l'arbre parce qu'il savait se redresser, souple et triomphant après chaque fléchissement. Elles revenaient au jeu auquel ils s'adonnaient tous deux, à l'harmonie qui s'était établie entre le mouvement et l'immobilité, entre les forces célestes et les forces terrestres. La danse infiniment mouvante de la cime de l'arbre dans la tempête n'était qu'une image dévoilant le mystère du monde, au-delà de la force et de la faiblesse, du bien et du mal, de l'agir et du subir. Pendant un instant, une petite minute d'éternité, je vis apparaître sous une forme pure et parfaite, plus pure et plus parfaite que si j'avais lu Anaxagore ou Lao Tseu, ce qui d'habitude restait caché et' secret. Et là encore, j'eus le sentiment que pour apercevoir cette image, en déchiffrer le sens, il n'avait pas simplement fallu le miracle de cette heure printanière, mais aussi les voyages et les errances, les folies et les expériences, les plaisirs et les souffrances de dizaines et de dizaines d'années. Le peuplier qui m'avait offert cette vision m'apparut lui-même comme un enfant, un être inexpérimenté et inconscient. Bien des gelées et des averses de neige devraient encore l'user, bien des tempêtes devraient encore le bousculer, bien des éclairs le toucher et le blesser avant qu'un jour peut-être il ne fût capable de voir et d'écouter, avant qu'il ne devînt avide de découvrir le grand Mystère.

Hermann Hesse. Eloge de la vieillesse. Biblio.





Je ne vois plus , n’entends guère , marche à peine
C’est étonnant comme on peut s’en passer !
Claudel




Demain est le premier jour du temps qui me reste à vivre.  La phrase est belle et concluait le discours des jeunes médecins promus de l’UCL de cette année 2004. Quand ce temps qui reste à vivre diminue, ce demain devient précieux et mérite qu’on y accorde une importance accrue. Il a été écrit qu’ à jour frisant, la lumière irisée rend les reliefs plus chauds[1].  Et s’il nous échoyait d’inventer cette médecine à jour frisant susceptible de réinstaller nos aînés dans leur véritable existence et non dans une vie par procuration. Et si notre priorité devenait la formation d’une génération de médecins passeurs de sens, utilisant son art pour réchauffer l’âme lorsque le corps se délite   comme le foyer de la loupe concentre les rayons du soleil  ?  Une médecine qui sache aller à l’essentiel .  Le temps sculpte les visages bien mieux qu’aucun artiste ne pourrait le faire.  Modestement, le médecin peut aider à ce que les traits burinés soient des rides heureuses.


Emmanuelle ou le temps reconstruit

Le sobre récit d’Emmanuelle nous interpelle. Ses yeux possèdent la luminosité de cette génération de jeunes médecins en formation, ardents, compétents, jaloux de préserver la qualité de la vie avant toute chose. Elle a ramené son grand-père médecin à son domicile il y a une semaine, épuisé par la maladie, l’âge et une longue hospitalisation.  Grand-père complice s’il en est, gamin dans l’âme, mais dont la communication se réduit maintenant au minimum.

Son premier regard fut pour elle, le second pour le cadran de l’antique pendule de salon, héritage familial centenaire. Le mouvement impassible du balancier de la vieille horloge d’emblée l’a rassuré. De la main, il a suggéré à Emmanuelle de procéder aux réglages coutumiers permettant à sa vieille complice de le veiller durant la courte période que la vie lui réservait encore ici-bas. Cette horloge qu’on règle avec minutie, journellement, patiemment, soi-même sans en confier la tâche à personne d’autre si ce n’est une personne d’entière confiance, ce temps qui se mesure à son rythme propre et à celui de son habitat, qui s’arrête si on en suspend l’entretien,  ce temps est le sien et nul ne pourra le lui voler .  Ce n’est guère un temps imposé de l’extérieur, ce n’est pas celui des actualités télévisées ni de Pharao, l’horloge atomique au césium du CNES, ce n’est peut-être pas plus le temps du centre hospitalier qu’il a quitté cet après-midi : c’est un temps dont l’écoulement est éminemment variable, un temps choisi .  Les objets ont un destin qui nous dépasse, et pour Emmanuelle aujourd’hui particulièrement, la symbolique de la pendule familiale a acquis une densité particulière : le grand-père adoré est mort paisiblement le lendemain à l’aube.

Saisons : il n’est pas de fatalité


Qui a décrété que le noir hiver correspondrait à la fin de la vie dans l’imaginaire des hommes ? N’est-il pas le temps de la gestation silencieuse, de la patience et des promesses, débouchant sur le printemps de toutes les naissances. Pour symboliser la saison des aînés, préférons-lui l’automne flamboyant qui permet à toute vie de s’éteindre dans la douceur, transformant l’horrible fin de vie en une saison de vendanges et de moissons. Il faut croire aux vertus de l’été indien : c’est notre rôle de médecin que d’en permettre l’éclosion. Celle-ci passe sans aucun doute par une attention accrue à bâtir avec nos aînés une relation horizontale patient-médecin, d'adapter le savoir médical à chaque patient en tenant compte de sa personnalité et du contexte socio-culturel dans lequel il vit, avec pour seule optique d’éviter la médicalisation en privilégiant l’autonomie. Quel plus beau rôle peut-il exister pour un médecin que de rendre un patient indépendant de sa propre science, tout en lui donnant un sens, intégrant à la démarche clinique et thérapeutique un élément de ‘signification’ en prenant en compte ses aspirations de vie. On quitte ici le prêt-à-penser médical pour la confection sur-mesure, la pensée unique pour la créativité permanente. Ce n’est pas rassurant pour la médecine, ce pourrait l’être pour les patients.

Soigner, c’est laisser être


Comte-Sponville écrit dans un de ses livres  qu’ « aimer, c’est laisser être ». Quelle plus belle définition trouver pour l’acte de soigner ? Paraphrasant avec une certaine liberté Christian Bobin [2] , on y ajoutera qu’il « convient sans cesse de faire l’effort de penser à celui qui est devant soi, lui apporter une attention réelle, soutenue, ne pas oublier une seconde que celui avec qui nous parlons vient d’ailleurs, que ses goûts, ses pensées et ses gestes ont été façonnés par une longue histoire, peuplée de beaucoup de choses et de gens que nous ne connaîtrons  jamais. » Cet exercice mental est quelque peu austère mais procure la plus grande satisfaction qui soit : aider quelqu’un que la maladie affecte à  demeurer ou redevenir ce qu’il est et non ce que nous croyons, craignons ou attendons qu’il devienne.  




C’est l’histoire d’un vieux qui  dansait …


et tous se demandent quel pontage, quelle prothèse, quelle pile à fil ou à pince placée dans le cœur lui donnent pareille énergie
quelle potion, quel alicament, quelle phéromone ?
pour faire court : quel médecin ?, qu’il nous donne son adresse

sa petite fille ne dit rien, elle feint ne rien entendre

il danse parce qu’il est heureux, qu’il a 90 balais et vient de retrouver une amie d’enfance, que son cancer a été opéré il y a 20 ans et que depuis lors bye la médecine
qu’il avait des dettes qu’il a pu rembourser la semaine passée, qu’il a obtenu une chambre meublée dans une résidence pour seniors
que la musique est belle et que la Blanquette de Limoux lui picote le palais
que son amie sent bon l’eau de toilette qu’il lui a offerte, que sa robe froufroute agréablement sous ses paumes, que ses joues sont fraîches et qu’elle a le rythme
il danse sa fin de vie, et ce qui viendra après, et même si c’est rien du tout il danse pour ce vide, cette absence de souci qui vous met des fourmis dans les jambes et de la musique au coeur

le corps n’a qu’à suivre, l’âge n’a rien à y faire.

Léger, léger, très léger,
Passe un vent très léger,
Puis s'en va, toujours très léger.
.
Leve, leve
Léger, léger
F. Pessoa


L'être humain ,
cette architecture
comme tissée de fils d'araignée
tellement légère
qu'elle puisse être portée par la vague
et cependant assez solide
pour ne pas être soufflée
au moindre vent."
F Nietzsche


[1] Draime. Soleil levant
[2]   Bobin C Autoportrait au radiateur Gallimard 1997, 167 p. 

jeudi, avril 18, 2019


étaient comme la boussole qui guidait ses pas. On ne peut que le suivre, en s'interrogeant avec lui sur cette forme d'inconscience dont témoignent certains chrétiens qui mesurent la fidélité de leur foi à leur capacité d'éviter toute détresse.
La Traversée de l'en-bas, ce livre écrit « pour ceux qui, par eux-mêmes ou par leurs proches, ont quelque connaissance de l'en-bas. Ailleurs, c'est hors de sens ou insupportable" », a été et reste l'un des ouvrages les plus lus de son oeuvre. Un lecteur témoignait « Ce livre, c'est comme si, alors que je suis en prison, quelqu'un frappait tout d'un coup de l'autre côté du mur de ma cellule, et je ne suis plus seul. »
Nul n'est obligé d'explorer ces régions. Effectivement, « là où ça se passe, apparaît tout ce qu'il ne fallait pas voir si l'on voulait rester en haut, à la surface, parmi les gens qui vont et viennent, dans ce qu'on appelle "la vie 12 » Cela dit sans le moindre jugement chez Bellet, pas de complaisance envers la souf¬france. « L'ennemi, c'est la tristesse », répétait cet homme qui savait être malicieux, taquin, rieur, d'un humour dévastateur. D'ailleurs, le titre du livre est explicite : il s'agit bien d'une traversée, c'est-à-dire d'un chemin qui donne à espérer retrouver la lumière et le goût de vivre. Que faire, alors, pour apporter soin et gué-

tison ?
Méditons sur le soin et la guérison.
Que faire pour soigner l'homme en l'homme ? Pas un de ses morceaux, mais lui entier, corps, âme, esprit; lui pour lui, avec d'autres, lui dans l'immensité du Tout.
Médicament ? Mais cela n'atteint pas l'humain en l'homme, sauf à penser qu'une femme en deuil de son enfant doit être guérie de sa douleur à coups d'euphorisants. Inhumain.
On peut, par d'habiles procédures, modifier le comportement, faire disparaître certains ressentis. Mais le noyau dur des douleurs n'est pas atteint. La science de ces techniques ignore l'en-bas. (..)
Écouter? Certainement. De cette écoute qui en-tend l'être humain comme être humain, sans rien exiger, sans rien même vouloir ou espérer, sans vouloir qu'il guérisse. Une écoute qui lui donne d'être là, hors de danger, dans ce lieu inouï qui est


ionation première
.tte mutuelle et primitive reconnaissance, c'est un sens le banal et l'ordinaire de la vie.
est ce qui s'échange dans le travail partagé, dans gestes simples de la tendresse, dans les conver-:ions au contenu peut-être dérisoire, mais où

pourtant l'on converse, face à face, présents pour s'entendre.
C'est ce qui subsiste et resurgit dans les situations extrêmes : quand quelqu'un va mourir (du sida, d'un cancer, de vieillesse...), quand quelqu'un, par âge ou accident, est réduit à l'hébétude. Alors il arrive qu'un presque rien, la lumière d'un vi¬sage, la musique d'une voix, le geste offert d'une main, tout d'un coup dise tout'.
Ce thème de l'entre nous est sans aucun doute ce qui fonde la plus grande partie, sinon toute l'oeuvre de Maurice Bellet. Il s'agit en effet non d'une forme gentille et souriante de morale sociale, mais bien du choix le plus radical, celui qui soutient tout — chaque être humain et le monde lui-même.
Il y a donc choix, décision originaire.
Il coïncide avec le don qui est fait à l'être humain d'être accueilli, reconnu, accepté comme présence et sujet d'une parole bonne à écouter. Il n'y a pas opposition du don et du choix, sinon lorsque la violence s'insinue entre les deux, rendant le don pervers et la décision décision de haine — ou les deux'.

Myriam Tonus . Ouvrir l'espace du Christianisme. Intoduction à lo'oeuvre pionnière de Maurice Bellet. Albin Michel. 2019.250 pages.


La lumière crue de midi éclaire sans pitié les objets et les choses, sans ombre où se protéger, brûlant les yeux et le coeur. Alors que la lumière du soir effleure les contours, laissant aux ombres leur part de doute, lumière douce aux multiples nuances, pénétrant les choses de biais et sans violence. “Toi qui me soignes, quand tu me parles de ce mal que je ne peux pas nommer, s'il te plaît, fais-toi lumière du soir."[1]

Christiane Gleize


[1]Christiane Gleize, Se faire lumière du soir


On demande des gardiens de phare.
"Vos mères vous ont dit que les phares sont là pour éclairer l'océan; n'en
croyez rien, ils sont là pour dire aux marins où ils sont."
On prête la phrase à Tabarly, qui tenait ces mots de son professeur de
navigation. La devise du marin au long cours disparu en mer peut nous
inspirer dans notre quête de définition de ce que sera le médecin
généraliste de demain. Un marin perdu est un naufragé en puissance, et
les gardiens de phare n'ont eu de cesse au fil des siècles de conquérir,
voire d'apprivoiser ces cailloux isolés et massacrés par les déferlantes. Ici
comme ailleurs, la machine a progressivement remplacé l'être humain, et
la présence rassurante pour les marins d'un homme, oublié comme eux
au milieu de la tourmente des flots déchaînés, se fait rare: si les phares
guident toujours les navigateurs, le plus souvent ils n'abritent plus de
gardien.
Quel rôle est appelé à jouer le médecin généraliste dans le futur, pour
quelles nouvelles fonctions doit -il être formé? Sera-t-il, comme ces
derniers "allumeurs de réverbères" maritimes, contraint à s'effacer
progressivement devant une technologie médicale de plus en plus
performante? Ou au contraire, modestement, contre vents et marées, être
à l'image de ces hommes qui inlassablement illuminent l'océan pour offrir
une route aux voyageurs et assurer une présence rassurante pour leurs
patients, oublié comme eux au milieu de la tourmente lorsque le corps se
dérobe et que les examens techniques spécialisés se multiplient. C'est le
rôle qu'a joué le médecin depuis la nuit des temps, mais force est de
reconnaître que la somme des contraintes risque d'éloigner
progressivement les disciples d'Esculape de leur fonction première.
Les témoignages, questions, confidences et doutes qui assaillent patients
et praticiens forment la trame des pages que vous allez découvrir. Lues à
livre ouvert, à coeur ouvert, elles vous permettront de découvrir
progressivement une profession qui s'interroge sur son avenir. La
reconversion est parfois rude pour ces hommes et ces femmes qui
croyaient qu'ils (ou elles) éclaireraient l'océan et qui acceptent bien plus
modestement de dire aux patients naufragés de la vie où ils en sont,
fonction tout aussi fondamentale à défaut d'être prestigieuse. Puissent les
réflexions suscitées par ces instantanés de vie, découverts au fil des
écrans, servir d'outil de communication et de découverte d'une fonction
souvent méconnue, parfois injustement décriée, réconciliant la technologie
médicale hospitalière et les artisans du possible que sont les praticiens de
première ligne.
CV
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http://www.icampus.ucl.ac.be/claroline/document/goto/index.php/FICHES_THEMATI... 7/11/2006

dimanche, juin 19, 2016

Danser avec les elfes

"Un jeune paysan tombe amoureux d'une fille arrivée pieds nus dans son village. Sa grâce et son rire l'ensorcellent. Il doit lui promettre en l'épousant de ne pas chercher à savoir d'où elle vient et de la laisser, une fois l'an, disparaître seule quelques jours. Il respecte son vœu. Ils sont heureux. Des enfants leur naissent leurs vaches vêlent chaque année, leurs récoltes sont belles. Un jour pourtant, la curiosité vient à le tarauder. Il n'y tient plus: il la suit en catimini dans la forêt. Il la surprend qui danse avec les elfes, ses sœurs. Mais, par ce serment rompu, il la perd: elle se dissout dans un chiffon de brume." Dans l'étreinte la plus amoureuse, c'est un être libre avec sa part de mystère qu'on tient dans ses bras.
Christiane Singer.

Lu dans :
Christiane Singer. Les âges de la vie. Albin Michel. 1984. 214 pages. Extrait pp 168 169 

jeudi, juin 16, 2016

Carl Vanwelde wants to share "Folder 2016 Secured.pdf'' with you




Hi , 

Carl vanwelde@gmail.com ) invited you to a Dropbox shared folder called "Folder 2016 Secure.pdf."

View folder

Enjoy!
- The Dropbox Team




© 2016 Dropbox

mardi, janvier 15, 2013

Le ipatient



 "La grande découverte médicale des dix prochaines années sera celle de la main."


Le ipatient, par Abraham Verghese


Je me demande, dit en substance Abraham Verghese, médecin et écrivain, si le patient réel n'est pas devenu une simple image du patient virtuel, celui dont le cas est discuté ailleurs par un groupe d'experts réunis devant un écran. Le patient réel on ne l'a pas touché au moment du diagnostic, on ne le touchera pas quand il mourra. Il est seul pendant qu'on s'anime autour de son double virtuel, que Verghese appelle le ipatient.

Je donne ainsi l'essentiel d'une remarquable conférence que chacun peut entendre sur TED, qui n'est pas le premier lieu au monde, Verghese lui-même nous le rappelle, où l'on puisse s'attendre à ce que l'humain soit réhabilité face à une technique dont on regrette la démesure. Verghese raconte d'abord l'histoire d'une patiente traitée pour une maladie cardiaque, dont on découvre, in extremis, qu'elle a une grosse tumeur à chaque sein et que les métastases ont gagné l'ensemble de son corps. Une simple palpation, qui n'a jamais été faite, aurait permis de détecter ces tumeurs et de les traiter quand la guérison était encore possible.

Depuis qu'on a remplacé l'examen clinique traditionnel par des tests, les erreurs médicales de ce genre sont fréquentes, soutient le docteur Verghese, professeur à Stanford, précision qu'il donne lui-même pour écarter toute accusation de luddisme. Pour illustrer l'importance de l'attention sensible, concrète au patient, Verghese raconte aussi une leçon d'un professeur réputé appelé Bell lequel avait tiré profit d'une histoire de Conan Doyle. Une dame se présente dans le bureau du professeur. Elle lui dit bonjour, ce qui  permet à son interlocuteur de reconnaître un accent qui caractérise une région précise du voisinage d'Édimbourg.


Vous venez de tel endroit madame », demande-t-il à la dame
 -Oui , répond-elle un peu étonnée.
 -Et ensuite vous avez pris un raccourci pour vous rendre ici, vous avez traversé le jardin botanique ».
 Le professeur avait remarqué une glaise jaunâtre à ses pieds, preuve qu'elle avait marché dans le seul endroit où une terre de cette couleur existe, le jardin botanique.
 Il lui dit enfin : « Vous travaillez n'est-ce pas à l'usine de linoléum?
- Oui »
 Il avait remarqué sur ses mains une maladie de la peau fréquente chez les travailleurs de cette usine. Il commença alors l'examen. La patiente lui avait déjà accordé toute sa confiance.

Ce professeur avait accompli à la perfection ce qui, aux yeux de Verghese, est un rite ayant des racines profondes dans les cultures. L'accomplissement de ce rite, à propos duquel il emploie des mots comme transcendance et métamorphose est essentiel à ses yeux. À la fin de sa conférence, il lit un passage de l'un de ses livres écrit au moment où le sida entraînait une mort rapide. Dans ce passage, il évoque le geste d'un sidéen mourant qui plonge sa main dans sa chemise, comme pour inviter le professeur à le palper. C'était un geste d'offrande, conclut le docteur Verghèse.

Le toucher thérapeutique fait ainsi des remontées périodiques, sans avoir réussi jusqu'à ce jour à réduire la distance entre le ipatient et son double alité, mais le témoignage du docteur Verghese est d'une qualité telle qu'il a peut-être raison quand il dit que la grande découverte médicale des dix prochaines années sera celle de la main.


http://encyclopedie.homovivens.org/documents/le_ipatient

mardi, novembre 11, 2008

Raconter des histoires

La narrativité , support de guérison (1)


Le malheur
marche au bras du bonheur
Le bonheur
couche au pied du malheur
Lao-Tseu

Note : En guise de conclusion, qu'il me soit permis de revnir brièvement sur le pouvoir curatif de la parole, suppport de réconfort et de guérison. La force des mots simples du Cantique nous interpellait hier. A ceux que la vie a meurtri irrémédiablement, qui ne se considèrent même plus dignes d'être l'ombre de leur chien, elle permettra une remise en perspective, pareille à la loupe qui concentre la lumière pâle et froide d'un début de printemps en un foyer lumineux et incandescent : tout homme, même réduit au stade d'épave ultime, demeure la promesse qu'il fut dans sa jeunesse, et porte en lui les germes d'un avenir que nul ne connaît. La trajectoire d'un humain ne s'arrête pas au jour de sa mort. Quelques récit à raconter au coin du feu, ou assis au bord du lit à ces patients déchus, les aideront peut-être à matérialiser cette notion abstraite, et à leur redonner une lueur d'espoir.



Nietzsche

Chaque nouveau livre lui coûte un ami, chaque ouvrage une relation. Peu à peu le dernier et faible brin d'intérêt qui s'attachait à ses actes s'est gelé: d'abord il a perdu les philologues, puis Wagner et son cercle spirituel et enfin ses compagnons de jeunesse. Il ne trouve plus d'éditeur en Allemagne; la production de ses vingt années, accumulée sans ordre dans une cave, pèse soixante-quatre quintaux; il est obligé de recourir à son propre argent, celui qu'il a difficilement épargné ou celui qu'on lui a donné, pour continuer à faire paraître ses livres. Mais non seulement personne ne les achète: même lorsqu'il les donne, Nietzsche, à la fin, n'a plus de lecteurs. De la quatrième partie de Zarathoustra, imprimée à ses frais, il ne fait tirer que quarante exemplaires et il ne voit, parmi les soixante dix millions d'habitants de l'Allemagne, que sept personnes à qui il puisse l'envoyer, tel lement, à l'apogée de son œuvre, il est devenu étranger, inaccessiblement étranger à son époque. Personne ne lui accorde une miette de crédit, ne lui sait le moindre gré.



Proust, Freud

C'est un peu cela qu'avait connu Proust lui-même, au début, quand il avait commencé d'écrire la Recherche. « Bientôt je pus montrer quelques esquisses. Personne n'y comprit rien » Son livre, comme on sait, fut unanimement refusé par les éditeurs, avant d'être édité chez Grasset à compte d'auteur. « Qu'est-ce que tout cela vient faire? Qu'est-ce que tout celasignifie?» avait conclu Madeleine, le lecteur de chez Fasquelle à qui avait été confié son manuscrit3. Freud, présentant à la Société viennoise de Psychiatrie et de Neurologie ses premiers travaux sur l'hystérie, s'était heurté, lui aussi, à l'incompréhension ironique de ses collègues.



Spinoza

Spinoza avait demandé à son ami Louis Meyer de veiller à ce que l'Éthique fût publiée après sa mort sans nom d'auteur, comme si la référence à un individu, à un moi quelconque, eût risqué d'en affaiblir la portée. L’Éthique parut parmi les œuvres posthumes sous les initiales B. de S. Non tant par prudence, que pour délier ce texte, longuement élaboré, du moi en travail qu'il était censé délivrer.



Beethoven

Au fond, toutes ces accusations croisées manquent leur cible et ne font que manifester l'emprise qu'avait l'alcool sur Beethoven .et son entourage immédiat, tout particulièrement à la fin de sa vie. L'alcool aida Beethoven à vivre. Il l'aida sans doute également à mourir au moment où l'échec de sa relation avec son neveu Karl devint irréversible, et signa la faillite de l'identification paternelle. L'alcool scella en effet le destin du compositeur, dans un véritable rôle de bascule, en permettant pendant de longues années de. supporter d'intenses souffrances psychiques et somatiques, puis en précipitant vers la fin l'issue fatale. Quelques détails de cette évolution terminale méritent d'être décrits. On y trouve Beethoven dans un état critique, . avec les symptômes alarmants d'une inflammation des poumons: son visage tait brûlant, il crachait le sang, larespiration menaçait de l'étouffer, et son violent point de côté ne lui permettait de prendre u'une position douloureuse sur le dos . Premiers symptômes de décompensation ascitique? Varices oesohagiennes ? Pneumopathie aiguë? Rien ne permet de trancher. Après un traitement énergique, ces troubles aigus disparaissent, Beethoven s'asseoit cinq jours plus tard, puis se lève, arrive à lire et à écrire au bout d'une semaine. Mais il ne s'agit que d'une rémission de courte durée, qui signe en fait l'apparition du syndrome

ictéro-ascitique, et même de l'anasarque qui devait l'emporter. (..) Tremblant et frémissant, il se tordait de douleurs qui intéressaient l’estomac et les intestins; et ses pieds qui, jusque-là, n'étaient que légèrement tuméfiés, s'enflèrent énormément.



Tchekhov

Quelques heures avant la première représentation de LaMouette, ce découragement avait pris des proportions telles que Tchekhov hésitait à se rendre au théâtre. Le spectacle était donné au bénéfice de l'actrice comique Levkeieva, très aimée du public populaire . Elle n'apparaissait que dans la comédie en trois actes qui devait succéder à La Mouette sur la scène, mais de nombreux spectateurs avides de rire s'étaient dérangés pour elle. Aussi, quand le rideau se leva sur les personnages rêveurs et désabusés de Tchekhov, la salle, stupéfaite, se rétracta, se figea. On n'était pas venu pour cette pénitence. Lorsque Véra Kommissarjevskaïa entama le monologue de Nina: «Hommes, lions, aigles et perdrix, cerfs cornus, poissons silencieux », il y eut un éclat de rire, suivi de huées et de sifflets. A la fin du premier acte, de maigres applaudissements se perdirent dans les vociférations haineuses. Au deuxième acte, le charivari devint assourdissant. Les spectateurs hurlaient de rire aux moments les plus pathétiques et tournaient le dos à la scène pour bavarder entre eux. Désorientés, paralysés, hagards, les acteurs oubliaient leur rôle et jouaient dans le vide. A l'entracte, au foyer, écrivains et journalistes, émoustillés par l'insuccès d'un confrère trop célèbre, se répandaient en propos fielleux: « Symbolisme de camelote! » « Pourquoi ne se contente-t-il pas d'écrire des nouvelles? » De l'avis unanime, on n'avait jamais vu un pareil four sur une scène russe. A la fin du deuxième acte, Tchekhov, épouvanté, avait quitté la salle pour se réfugier dans la loge de Levkeieva.

Les deux derniers actes ne firent que précipiter le désastre. Le public était un océan déchaîné. Dès la fin de lareprésentation, Tchekhov s'échappa du théâtre, le col de son manteau relevé, le dos rond, comme un voleur. En traversant la foule, dans le hall, il avait entendu un petit monsieur indigné s'écrier: « Je ne comprends pas les directeurs de théâtre. C'est une insulte de

monter une pièce pareille! » Il alla souper seul au restaurant Romanov, puis marcha jusqu'à l'épuisement dans les rues enneigées de Saint-Pétersbourg. Pendant ce temps, sa sœur et Lika, très éprouvées elles-mêmes, l'attendaient dans leur chambre d'hôtel où il avait promis de les rejoindre après le spectacle. A mesure que les minutes passaient, les deux femmes s'abandonnaient à l'angoisse. Alexandre, qui , courait la ville à la recherche du fuyard, revint bredouille et griffonna un mot à l'intention de son frère: « Je ne connaissais pas ta Mouette avant de l'avoir vue ce soir, au théâtre: c'est une pièce merveilleuse, excellente, pleine d'une psychologie profonde' et de réflexion, une pièce qui touche le cœur. » A une heure du matin, comme Tchekhov n'avait pas reparu, A deux heures du matin enfin , Tchekhov regagna son domicile. « Même si je vis cent ans, je ne donnerai pas d'autre pièce de théâtre. Dans ce domaine, je n'essuierai que des échecs 1. »



Note : en début de cette semaine (janvier 06), la pièce a été montée à Paris et ovationnée par un public enthousiaste.

mardi, novembre 07, 2006

histoire de patient

La consultation est comme chaque fois intéressante: faite de rencontres variées et d'interpellations autour de la maladie, ce mal étrange constitué " du mélange d'un tempérament et d'un mal". Douleurs abdominales, lombalgies, alcoolisme, ... et bien sûr les inévitables pharyngites. Cette patiente de 34 ans consulte elle aussi pour une infection des voies respiratoires et, comme d'habitude, je la pèse en fin de consultation sans faire de commentaires particuliers sur son excès de poids (BMI à 32). La fin de consultation se déroule dans le calme et les habituelles explications concernant le caractère viral et bénin de l'épisode actuel.

Y a t'il autre chose Madame? Ben oui, je sais que j'ai un excès de poids mais c'est bien difficile à gèrer tout cela et d'ailleurs, je me rends compte que je mange tout le temps à mon travail. Et j'apprends alors qu'elle est assistante sociale concernée par le placement d'enfants et que, régulièrement, elle est confrontée à des situations douloureuses voire inextricables et que celles-ci la touchent, l'émeuvent et rendent son travail difficile.
Elle évoque alors la souffrance de ces familles décomposées, recomposées, déstructurées, détruites par des comportements inadéquats hérités d'histoires familiales qui se répètent ou sont simplement absentes...
La consultation se termine et la patiente spontanément s'interroge sur la pertinence d'une psychothérapie pour chercher le sens de tout cela, la place de son travail dans sa vie, la question du plaisir, les interrogations sur le temps qui passe si vite, les relations construites au fil du temps... Le médecin écoute et intervient dans ce temps suspendu où la patiente a dévoilé son questionnement lié de toute évidence à un problème clinique...

Dominique Pestiaux


lundi, mars 20, 2006

Car-wash et précarité ou la médecine debout ?

Quand le patient erre , le médecin s’égare

C’est un mercredi après-midi. Il est 15h30, j’ai fini mes visites à domicile et comme j’ai un peu de temps avant mes consultations du soir, je décide de passer au car-wash avec ma voiture.
A peine engagé dans celui-ci, mon GSM sonne : un appel de mon secrétariat m’informant d’une demande de visite à domicile pour une dame qui a « une grosse fatigue et est encombrée au niveau respiratoire » (sic).
Je ne pense pas reconnaître le nom de cette patiente comme appartenant à ma patientèle habituelle et effectivement , la secrétaire me répond qu’il s’agit d’une patiente du Dr X. Je lui demande de recontacter cette patiente pour savoir pourquoi elle ne fait pas appel à son médecin habituel. Quelques minutes plus tard la réponse arrive : le Dr X.. est absent ce jour. Mon irritation première persiste : s’il est absent, il ne m’a pas demandé de le remplacer ! Sorti entre-temps du car-wash, je compose le numéro du Dr X. : un répondeur signale effectivement qu’il est absent ce jour et remplacé par le Dr Y dont je compose alors le numéro de téléphone. Las ! un nouveau message enregistré annonce un changement de numéro de GSM et se poursuit par une description assez compliquée quant à la façon de joindre le Dr Y…… Bref, je ne suis pas plus avancé et toujours aussi irrité : j’y vais ? j’y vais pas ? Une « grosse fatigue » ne justifie pas une visite en urgence mais un « encombrement respiratoire » m’inquiète un peu plus. L’ anonymat de la prise d’appel d’un secrétariat ne me permet pas d’apprécier le caractère réellement urgent de cette demande de visite à domicile et je décide finalement de m’ y rendre, m’épargnant un 3e appel téléphonique au secrétariat à qui j’ai oublié de demander le n° de téléphone de cette patiente (ou qui ne me l’a pas communiqué)

Nouveau coup de téléphone au secrétariat car je ne trouve pas le nom de la patiente sur l’alignement des sonnettes du hall de l’immeuble dont par ailleurs l’éclairage ne fonctionne pas. Ah oui, elle a aussi donné un autre nom ! Finalement, je sonne et monte au 2e étage de cet immeuble où je suis reçu par une dame d’environ 30 ans, apparemment eupnéique, qui me fait entrer dans une pièce encombrée de piles de vêtements et de caisses, dénuée du moindre siège sur lequel s’asseoir ; seul un matelas assez douteux est présent dans un coin de la pièce.

La visite commence donc debout ! Des explications assez confuses de la patiente, je retiens finalement :
- qu’effectivement elle se plaint de fatigue, de toux et d’une sensation d’oppression respiratoire depuis quelques semaines !
- qu’elle habitait la localité auparavant, qu’elle a déménagé l’an passé suite à sa séparation d’avec son mari pour aller épouser un autre homme en France
- qu’elle est revenue récemment en Belgique suite à un appel au secours de sa fille restée ici
- qu’elle est donc en train de réemménager dans la localité
- qu’elle est occupée à effectuer diverses démarches au CPAS. J’ apprends alors, au décours de cette anamnèse qu’elle avait effectivement appelé le Dr X… puis le Dr Y. ce matin, que ce dernier est passé à domicile pendant que la patiente était …..au CPAS et que, assez furieux, il avait ensuite refusé de passer une seconde fois.
- Et que donc, au CPAS, on lui a renseigné mes coordonnées, d’où l’ appel « classé urgent » de cet après-midi !
- Qu’elle a eu toutes les peines du monde à trouver un médecin : « comment se fait-il qu’il soit si difficile de trouver un médecin à Wavre un mercredi après-midi ? » (re-sic)

Vous imaginez sans peine que mon irritation est loin d’être retombée ! Je lui fais part de mon étonnement qu’elle se déplace au CPAS mais qu’elle ne puisse se rendre au cabinet du médecin ». Pas de réponse.

Je lui propose alors de l’ examiner et cet examen, effectué debout, se révèle tout-à-fait rassurant. Je le lui dis. S’ ensuit alors une discussion autour de la cause de ses symptômes : « Mais qu’est-ce que j’ai alors ? » Je lui réponds que mon examen est rassurant (pour moi du moins et encore, jusqu’à un certain point étant donné les conditions dans lequel je l’ ai effectué), que je ne vois pas de signes de maladie et qu’il est bien possible que la situation difficile dans laquelle elle se trouve est de nature à l’ avoir « oppressé » et fort « fatiguée ».

La patiente ne semblant pas convaincue, je souligne combien nous sommes dans des conditions difficiles pour travailler et que ces conclusions ne sont que provisoires et mériteraient d’être reprises à l’ aise au cabinet de consultation de son médecin traitant.

Je lui réitère combien je suis sensible à sa situation et combien il est d’autant plus nécessaire de reprendre tout cela à l’ aise et dans de bonnes conditions.

Un traitement symptomatique minimal est alors prescrit ainsi qu’un arrêt de travail de 2 jours afin qu’elle soit en règle avec son employeur et qu’elle puisse trouver le temps de retourner le lendemain chez son médecin traitant, le Dr X..

La visite se termine par le paiement. « Pouvez-vous me régler le montant des honoraires ? » « Ca dépend, c’est combien ? » « 31 Euros » « Quoi , tant que ça ? » Je lui propose, si elle a des difficultés, de me donner une vignette de mutuelle et de ne s’acquitter sur place que du ticket modérateur . Suit une recherche laborieuse et finalement, au bout de plusieurs minutes, infructueuse, de la fameuse vignette de mutuelle. Je mets alors doucement mais fermement fin à la visite en réclamant le montant des honoraires qu’elle me paie en espèces.

Après lui avoir rappelé de reconsulter son médecin traitant, je prends congé, finalement très mécontent de moi, ayant l’impression d’ avoir eu tout faux du début à la fin.

Le lendemain, je téléphone au Dr X…., supposé être le médecin traitant, qui me remercie pour mon coup de fil mais……..ne semble pas retrouver cette patiente dans son fichier !


Quels enseignements peut-on tirer de cette histoire ?

- La prise d’ appel peu personnalisée d’un secrétariat utilisé sur abonnement montre toutes les limites d’un tel système pour apprécier le degré d’urgence d’un appel à domicile.
- Le cadre de travail et la nécessité de bien le définir est de la première importance. Idéalement, ce cadre devrait faire l’objet d’une négociation et d’une convergence entre médecin et patient. On aurait pu imaginer, dans le cas qui nous occupe, que je commence par vérifier avec la patiente si le cadre dans lequel nous étions « forcés » de travailler nous permettait de réaliser un vrai travail médical. Peut-on envisager qu’en tant que médecin, j’aurais pu dire quelque chose comme : « Ecoutez, je crois que nous ne sommes vraiment pas dans de bonnes conditions pour une consultation. Je vous propose de revenir demain à mon cabinet. Qu’en pensez-vous ? » Mais nous sommes en même temps encombrés par un « surmoi médical » qui nous enjoint de « répondre à tous les appels ».
- La visite à domicile nous apprend à la fois dans quelles conditions vit cette patiente tout en nous empêchant parfois d’exercer correctement notre métier. Dans ce « donné à voir » mis aussi brutalement sous les yeux du médecin, n’ y-a-t-il pas quelque chose qui, jusqu’à un certain point, est de nature à bloquer le nécessaire travail de la pensée de celui-ci ?
- Sans doute inconsciemment, la patiente, en m’introduisant ainsi dans le désordre de son appartement , me donne à voir aussi le « désordre » voire le désarroi de son parcours de vie. Un tel rapprochement pourrait effectivement lui être exprimé mais ceci nécessite souvent l’établissement préalable d’un lien de confiance, d’un « tissu relationnel », d’une « compagnie d’investissement mutuel » pour reprendre l’expression de Balint (1) : de telles interprétations ne trouvent leur efficacité que si elles peuvent prendre appui sur une relation thérapeutique déjà bien installée. Autrement, elles risquent de n’être vécues que comme des intrusions plus ou moins sauvages dans le monde affectif de la patiente.
- Manifestement, les conditions de précarité de cette patiente sont, d’une certaine manière, retransposées dans les conditions de travail qu’elle « impose » au médecin. Si ceci est délibéré de sa part, il s’agit de manipulation ; si c’est plus inconscient, il appartient au médecin de repérer ce qui se passe et de proposer progressivement au patient une autre manière de travailler. Par exemple, l’ amener à découvrir les possibilités d’aide d’une équipe pluridisciplinaire type « réseau » ou « maison médicale »
- Mais il est parfois illusoire de demander à un patient en détresse psycho-sociale de formuler d’emblée une demande précise vis-à-vis des soignants, de décortiquer tout de suite dans cette demande ce qui est de l’ordre du médical, du soin ou du psycho-social.(2) Ces diverses dimensions sont étroitement impliquées et je pense qu’une partie de notre travail consiste à aider patiemment de tels patients à remettre un peu d’ordre dans leur demande et leur vie. C’est bien parce que cette patiente est dans un flou total qu’elle a du mal à formuler une demande claire et structurée : c’est sans doute trop tôt dans son parcours.

En guise de conclusion

Je vous soumets celle-ci en termes d’hypothèses de travail.

Quand un patient en situation de précarité nous « impose » malgré lui des conditions de travail tout aussi « précaires », le médecin peut être tenté soit par une réaction de résignation (qui redoublerait alors le vécu du patient sans pouvoir l’aider), soit par une réaction de rejet (qui serait plus le témoin de l’ angoisse et de l’impuissance vécue par le médecin). Ces deux « contre-attitudes » ne sont pas aidantes pour le patient et risquent de laisser les deux protagonistes déçus voire amers.

Outre le travail en réseau, une tierce voie serait de considérer ce qui se passe dans la relation médecin-patient comme un symptôme au même titre que les autres.(3), symptôme que le médecin enregistrerait dans sa mémoire et qu’il tâcherait d’exploiter au mieux une fois le lien thérapeutique suffisamment établi avec le patient.

Dr Philippe Heureux


Bibliographie

(1) Michaël Balint, « Le médecin, son malade et la maladie » Payot, rééd. 1988, pp 265-267
(2) Revue Ethica Clinica, n° 40, 2005, « Les patients indésirables », pp 29-30
(3) Balint : « Techniques psychothérapeutiques en médecine », Payot, p 100 : « Si la médecin ressent quoi que ce soit pendant qu’il examine un malade, il doit s’y arrêter et considérer ses sentiments comme des symptômes possibles de la maladie du patient »

mercredi, mars 15, 2006

How not to be a doctor

Interpellant article paru dans le QMJ ce mois, posant avec pertinence les questions relevées lors des débats du cours Visages de patients. Merci à Pierre Chevalier et à son épouse qui nous l'ont transmis.


‘How can I help you?’ I asked. It isn't the way I always open consultations but I was making a teaching video, so I thought I would be conventional for a change. As it turned out, it was a fortunate move. ‘I’m not sure if you really can help me’, the patient answered. ‘I’ve seen lots of specialists, and none of them have managed to help me so far. You see, I keep having these funny turns ...’ Two weeks later, when showing the video to a group of senior house officers, I stopped the recording at this point and asked them to write down the woman's presenting complaint. All ten of them wrote down ‘funny turns.’ They were wrong, of course. The woman's presenting problem was that she wasn't sure if I could really help her. The funny turns were at this point a lesser problem.

There were more shocks in store for the group. I spent almost the entire consultation asking the woman about her experience of other doctors, and what they had got wrong. I listened as dispassionately as I could, without dismissing her catalogue of disappointment or offering any hint that I might do any better myself. In the end I asked her what she thought the doctors ought to have done instead. She told me: a referral for homoeopathy or acupuncture. I asked her which of these she would prefer. She chose the homoeopathy referral, and I said I would arrange this. As she left, I thought she was going to cry with relief.
After I had finished showing the video, one junior doctor erupted. How could I have been so incompetent—not to take a full history, or indeed any history at all? How could I be so irresponsible, by assuming that the other doctors had done their job properly? How could I be certain that her funny turns did not presage some terrible, terminal disease? If I thought the problem was psychosomatic, why didn't I take a decent psychiatric history instead? And how could I possibly direct her, without a clear diagnosis, towards a form of treatment that I probably didn't believe in, and which lacked a thorough evidence base?

A number of other doctors in the group came to my defence. Some had realized that I might have looked at the notes in advance, and that I might be willing to trust local colleagues not to make gross errors of judgement. Others had heard the patient mention that she had gone through the mill of extensive and futile investigations several times over. One or two had noticed how the patient gave indications of an aversion to anything remotely suggesting psychological inquiry. A particularly thoughtful doctor pointed out that no intervention was without its risks; at this stage it would probably cause the patient more risk if I started all over again, instead of just doing what she wanted. Yet their sceptical colleague remained unconvinced. How could I have behaved so ... so ... well, so unlike a doctor? I took the question as a compliment.

Of all professions, doctors are almost invariably the most proficient at not listening. Indeed, a friend of mine sometimes describes my educational work in consultation skills as ‘remedial therapy for selective brain damage’. It is a cruel characterization, but I do not entirely object to it. I am struck again and again by how much medical listening—even the kind that sometimes passes for being ‘patient-centred’—falls desperately short of anything that one might expect from an attentive, untrained friend. Many doctors seem to tune out totally from any words or phrases that do not fit the medical construction of the world. In addition, most appear to be extraordinarily timid about going where the patient wants to lead, for fear that this will break some rule, or upset any other doctor who might hear about it.

When it comes to unexplained symptoms, I often observe doctors fall back on an impoverished list of questions such as ‘are you under any stress?’ rather than displaying any true curiosity about the story itself. There are two other common consultation ploys that bring me out in an allergic reaction. One is the question ‘How did you feel about that?’. It is generally asked as the doctor asking leans forward in a theatrical pose of solicitousness, but with eyes glazed over in weary automatism. The question seems to go with a belief that it will elicit some definitional nugget of truth, accompanied by a sublime catharsis on the part of the patient. It arises, I guess, from some ghastly misreading of Freud's more minor followers, but ninety-nine times out of a hundred, it is emotionally bogus. The other manoeuvre that I find equally offensive is the phrase ‘It sounds as if ...’ (as in ‘it sounds as if you’re very upset ...’). Believe me, if it's so bloody obvious that even a doctor has noticed, it usually isn't worth saying.

Lois Shawver, a Californian therapist and teacher whom I much respect, has come up with a wonderful distinction between ‘listening in order to speak’ and ‘speaking in order to listen.’ In the former, you merely scan the words that patients are saying, looking for opportunities to dive in and tell them what is ‘really’ going on. In the latter, you do the opposite: speaking only in order to give them more opportunities to explain their own view of the world. In a post-modern age where the authority of professional knowledge is gradually waning away, Shawver argues that we will have to learn how to speak less and listen more.

In the same vein, the late Harry Goolishian, one of the founders of narrative approaches to psychiatry, offered the advice: ‘Don't listen to what patients mean, listen to what they say!’ Quite simple really, except that we probably still fail to do this, most of the time.

John Launer

QJM 2006 99(2):125-126; doi:10.1093/qjmed/hcl003

vendredi, décembre 30, 2005

Professions de foi - Régine Vandamme

Comme une conclusion au cours Visages de patients, version 2006 ? Le hasard de mes lectures me fait découvrir le superbe livre Professions de foi de Régine Vandamme ( Escales du Nord, 2005) et le témoignage littéraire du médecin de famille qui accompagne l'héroïne durant sa maladie. Je vous en ai recopié les lignes in extenso, tant elles me paraissent en harmonie avec ce que nous avons découvert tout au long de cette riche expérience. Je vous souhaite une bonne fin d'année 2005. CV

Madame R. et moi, c'est une longue histoire. Longue et imprévisible. Jamais je n'aurais cru en déctochant mon téléphone portable, il y a quatre ans, un matin, qu'il serait si droit le chemin que nous emprunterions, elle et moi. Elle, moi et ses filles, pour être plus exacte. Un chemin sans retour en arrière, sans itinéraire, et au début, sans destination précise. Pourtant, j'y ai mis le pied tout de suite. Le chemin commençait là. Très exactement dans l'entrée étroite et sombre d'un appt 1ch, sdb, cuis, salon/sàm, 13' ét. ascen., à trente mètres du plancher des vaches, emplafonné dans des nuages qu'on aurait dit taillés dans la pierre bleue du pays, face à un parc peuplé d'arbres et d'exhibitionnistes, raides et vieillissants.

Oui, le point de départ de cette histoire, ça a bien été cette toute première visite à Madame R. Plus rien n'a été pareil après. Ni dans sa vie ni dans la mienne. Ni dans la vie rêvée ni dans la vie réelle. y serais-je allée en connaissance de cause? Pas sûr.

Est-ce que je le regrette? Pas sûr. Le sacrifice est à la mesure du bagage trouvé.
Sur le coup, je me rappelle m'être dit: ça passe ou ça casse. Elle vivait dans un écrin cendré où les flocons de poussière tenaient lieu d'animaux de compagnie pas chers à nourrir. Sa vie se déroulait là, la coupant du monde et d'elle-même. À la voir évoluer dans cet espace coincé entre deux étages, serré entre deux appartements, zone grise de stationnement payant à un multipropriétaire plus près de ses sous que de ses locataires, on était en droit de se demander si elle avait jamais fait partie du cosmos et si cette fraction de mètres carrés en cube, qui avait dû être renseignée un jour sur un plan d'architecte, avait la moindre chance de figurer à l'état de point, même microscopique, sur un relevé cadastral.

Ses filles m'avaient instamment priée de la voir, davantage pour avoir un avis médical que dans l'espoir que je puisse agir sur sa réclusion dans l'alcool. Elles avaient raison d'être inquiètes. Raison de croire qu'elles ne pouvaient rien pour elle. Raison de l'aimer malgré tout. Forte de ces raisons-là, j'ai posé ma trousse sur la table ronde couverte d'une nappe que des escarbilles de cigarettes avaient dentelée. J'ai ouvert la baie vitrée pour faire entrer quelque chose de frais dans cet intérieur saturé de fumées de tabac et de cuisson. Et je lui ai souri parce qu'il n'y avait rien à dire. Elle se tenait debout agrippée à une chaise. Les jointures de ses mains, qu'elle avait fines et brunies par un lointain soleil, blanchissaient sous l'effort à faire cesser leur tremblement. Dans ses yeux, l'horizon de la honte dessina des ciels rougeoyants. J'ai proposé de la faire admettre à l'hôpital. Elle a opiné. À peine un hochement de tête. Elle venait de me rejoindre sur le chemin où je me trouvais déjà sans le savoir. Un chemin, au cœur d'une ville moyenne qui n'était pas la mienne, dans un petit pays loin du mien où l'on parlait une langue qui n'était pas ma langue maternelle, ni d'ailleurs la sienne. Un chemin où il y aurait beaucoup à progresser et encore plus à apprendre.
En quelques mois, Madame R. m'a précipitée dans le gouffre très opaque de la dépression; entraînée dans les vertiges peu ordinaires du retour à la vie; emmenée aux confins sauvages des maladies incurables; fait escalader les sommets toujours décevants de la rémission; laissé entrevoir les territoires mal circonscrits du coma; guidée sur les pentes mal assurées d'une agonie interminable, m'offrant, pas à pas, de réviser, en mode accéléré, mes cours de médecine, dont l'humain et la mort avaient été les grands absents. Elle a fait de moi le médecin que je suis, mieux que les sept années d'études et de stages de mon doctorat. Ce ne fut pas de tout repos. Et si j'ai beaucoup gagné, j'ai aussi perdu.

Au moment de rencontrer Madame R., j'étais mariée. Au moment de la porter en terre, je ne l'étais plus. Le ratage était en marche. C'était sans espoir de rabibochage. Il n'y a pas de traitement pour les maladies d'amour. La mienne était une pierre sur le chemin que j'avais choisi d'entamer à sa suite. Une pierre un peu plus grosse que d'autres, un peu moins lisse, un peu plus blessante.

Régine Vandamme . Professions de foi. Escales du Nord. Le Castor Astral. 2005.162p.

lundi, décembre 26, 2005

le rire comme ultime thérapie

Un vieux monsieur, atteint d'un cancer et collectionnant toutes les complications possibles de son traitement, se trouve hospitalisé depuis plus de trois semaines, sans pourtant voir vraiment le bout du tunnel.Je lui téléphone hier matin à la clinique pour prendre de ses nouvelles, et j'entends à ma grande surprise ce que je pense être un répondeur, qui me répond très lentement et à deux reprises : "Les bureaux sont fermés jusqu'à onze heures... Les bureaux sont fermés jusqu'à onze heures.
"Interloqué, j'essaie de comprendre ce qui se passe lorsque j'entends un grand éclat de rire de l'autre côté du téléphone, suivi d'un moment d'hésitation, lorsque le patient se rend compte tout d'un coup que son interlocuteur n'est pas son épouse, comme il le pensait bien évidemment, mais bien son docteur qui tombait par hasard dans cet émouvant moment de complicité conjugale.

Quel bonheur d'entendre cette personne de plus de quatre-vingt ans, en pleine lutte pour sa survie, prendre encore le temps d'échafauder une plaisanterie téléphonique pour rappeler à sa femme ce qu'il était et veut sans doute rester jusqu'à son dernier souffle : un être vivant, prêt à s'amuser de tout, fût-ce dans cette situation désespérée, parce qu'une journée sans rire est une journée perdue...Quelle leçon extraordinaire, et quel moment d'intense émotion.Merci, tout simplement, cher patient anonyme et merveilleux.


Joyeux Noël à tous.

Luc Vanwelde

samedi, décembre 24, 2005

Ces visages.



Ces visages de médecins, ces visages de patients
Dans l’ombre, ils étaient pour nous
Ils dormaient, ils dormaient tous.

Soudain, une porte s’ouvre
La façade de cette maison
S’illumine tout à coup d’un visage
Beau comme un fils qui lui sourit
Leurs yeux se parlent
Leurs mains se lèvent
Rencontres fugitives, immenses, joyeuses….

Nous sommes devenus riches,
Riches de savoir, de savoir faire, de savoir être

Ces visages si différents, si beaux, si tendres.
Ces visages, brusquement surgis, absorbent à eux seuls
La clarté ténue qui flottait jusque là
Autour des pierres, du sol, des toits
Décolorent à leur profit tout ce qui naissait graduellement de l’ombre

Ces visages…… on ne voit plus qu’eux !!!!


transmis par Nora Irda, écrit au terme du travail de groupe
après la rencontre d'un patient

mercredi, novembre 30, 2005

Au revoir Jean-Pierre

Cher(e)s ami(e)s
Ce message pour vous faire part du décès ce jour à midi de Jean Pierre , dont une bonne part d'entre vous n'oublieront pas de sitôt le sourire et le message d'envoi clôturant le superbe film réalisé lors de son entrevue récente avec une équipe du cours. Je l'ai revu une dernière fois dimanche. Suite à la paralysie des muscles de la déglutition , les fausses déglutitions se succédiaent, et il ne parvenait plus à cracher, étouffaznt sans cesse dans ses expectorations. Il a été trachéotomisé vendredi, ce qui lui a ôté la faculté de communiquer oralement, et une sonde de gastrostomie était prévue... Les cinq minutes passées à son chevet , sans pouvoir parler , m'ont paru durer un siècle . Il s'est éteint paisiblement ce midi, après nous avoir transmis sa dernière leçon d'enseignant via sa rencontre filmée.
Bien amicalement
CV et DP.

Bonjour,
Comment ne pas réagir à cette nouvelle...J'écris au nom de toute l'équipe pour vous dire à quel point nous sommes tristes du décès de notre patient.Il y avait des larmes dans les yeux de la personne qui me l'a annoncé ce matin, c'est d'ailleurs la première chose qu'on m'a dite lorsque je suis arrivée et ce n'est pas sans une certaine émotion que j'écris ces quelques mots.Ce n'est toujours qu'après-coup que l'on réalise ce que l'on a perdu... Nous avons eu une chance immense de pouvoir rencontrer Mr Xxxxxxx et nous ne sommes pas prêts d'oublier tout ce qu'il a pû nous apprendre sur le plan humain.C'était un homme extraordinaire à plus d'un titre...Notre rencontre avec lui nous a encore fait toucher du doigt l'incroyable paradoxe qu'est la vie: à la fois si belle et si cruelle parfois. J'avoue d'ailleurs ne pas pouvoir m'empêcher de ressentir une certaine colère due à l'injustice de cette mort et à l' impuissance de la médecine. On se dit toujours:"Pourquoi lui?" Mais je sais bien que ce sont justement les aléas de la vie, que personne n'y peut rien et que tout le monde peut un jour être une victime.N'empêche : pourquoi lui?...Cela me pousse à réfléchir sur le sens qu'ont nos actes et leur coté parfois vain et superficiel.Et en écrivant ces quelques lignes derrière mon ordinateur, je me souviens subitement de la raison pour laquelle j'ai décidé de devenir médecin il y a bien longtemps déjà : pour ne pas faire quelque chose de vain.
Merci de faire exister ce cours,
Audrey Lestrade et toute l'équipe 12
Chère Audrey
Merci pour votre témoignage émouvant.
Rentrant de ma tournée des hôpitaux traditionnelle ce dimanche matin, moment mis traditionnellement à profit pour aller saluer mes patients hospitalisés, je partageais à ma famille mon double sentiment de lassitude devant cette activité "gratuite" entre toutes (le contraire de "gratifiante"), la plupart des patients visités n'ayant qu'une espérance de survie extrêmement courte, parlant à peine (comme Jean Pierre ce dimanche), ne me reconnaissant parfois pas dans leur confusion. Les familes souvent ignorent que je suis passé parce que le patient l'a oublié. Et en même temps d'exercer à ce moment précis l'activité humaine la plus chargée de sens qui soit: accorder une importance essentielle, comme si c'était la chose la plus importante au monde, à ces patients au bout de tout, abandonnés de tous, parce que ce sont des femmes et des hommes humains, c'est-à-dire essentiels. Peu importe où ils s'en trouvent dans leur parcours sur terre, leur déchéance physique et intellectuelle, ils sont à notre image , et chacun est unique.
Bien amicalement
CV