« Où vais-je
aboutir ? » Une casuistique.
« Il arrive un jour où le peintre dépose son
pinceau. J’interroge Raymond du regard en pénétrant dans son coquet appartement
, lui proposant comme c’est la coutume qu’il me présente sa dernière œuvre en gestation.
Lui rendre visite m’est depuis vingt cinq ans un bonheur répété, suscitant mon
émerveillement devant les couleurs chatoyantes qu’il marie mieux que personne,
la flamme des regards qui s’entrechoquent ou la brume des berges marines avant
qu’elle ne se dissipe. Ce matin, la
brume est dans son regard et ne se dissipera pas de sitôt. La mémoire le lâche
et cela le trouble. Sa sérénité a fait place à une inquiétude permanente qui
lui ronge les nuits et rend ses doigts incertains. Le mélange des couleurs est
devenu un calvaire, tout comme le jet du bleu du ciel sur la toile quand le
soleil l’inonde.
Sans un mot il me
mène vers un tableau que je ne reconnais guère, superbe nature morte épinglée
au mur de fraîche date. Un instantané de marché aux puces y détaille sa
dérisoire richesse. A l’étalage d’une brocante un buste de Marianne contemple
un invraisemblable bric-à-brac d’ustensiles d’un autre âge, passés et rouillés,
cherchant acquéreur. Du vrai vieux, sans valeur autre que celle des souvenirs
de leur propriétaire sans doute décédé, d’une propreté douteuse pour
collectionneur pas trop regardant. Le regard de la Marianne paraît s’attarder
pensivement sur ce fouillis ressemblant au contenu d’un tiroir retourné et une
onde de tristesse l’envahit. J’observe Edmond du coin de l’œil, remarque le
tremblement involontaire qui secoue sa main, le clignement accéléré des
paupières qui se plissent. « Vous demandiez à voir le dernier ? Ce sera le
dernier. » Je m’enquiers du titre. Son épouse hésite, puis dans un souffle,
lâche « Où vais-je aboutir ? » Edmond a-t-il placé la question éternelle dans
la bouche de Marianne surplombant son misérable royaume, ou plus simplement
comme un point final à son œuvre menacée par la sénescence ? Nul ne le saura,
mais c’est tout comme : la sortie des artistes recèle souvent une part de
grandeur. «
Harmonie du
mouvement et de l'immobilité
Pendant que le
printemps était encore sec, avant les averses et les orages successifs, il
m'arrivait de passer un moment dans ma vigne, sur un petit" bout de jardin
en friche où je faisais alors mon feu. Depuis des années, un hêtre poussait là,
au beau milieu de la haie d'aubépine qui bordait le terrain. Au début, c'était
un minuscule petit arbuste, issu d'une graine amenée de la forêt par les vents.
Des années.durant, je l'avais laissé se développer provisoirement et un peu à
contrecœur. J'avais de la peine pour l'aubépine, mais, par la suite, le petit
arbuste opiniâtre s'épanouit si magnifiquement que j'acceptai définitivement sa
présence. Aujourd'hui, c'est déjà un beau petit arbre qui m'est devenu deux
fois plus cher qu'avant, car on vient d'abattre dans la forêt voisine mon arbre
préféré, le vieux hêtre majestueux dont les morceaux de tronc sciés, lourds et
puissants, jonchent encore le sol, là-bas, comme les tambours d'une colonne
antique. Mon petit arbre est vraisemblablement issu de ce hêtre. Je me suis
toujours senti heureux et impressionné de voir avec quelle opiniâtreté mon
petit hêtre garde son feuillage. Quand tous les arbres sont depuis longtemps
déjà dépouillés, il conserve encore son habit de feuilles flétries et traverse
ainsi le mois de décembre, de janvier, de février. Les tempêtes le tiraillent,
la neige le recouvre puis fond petit à petit, les feuilles desséchées, d'un brun
foncé, prennent une teinte de plus en plus claire, elles deviennent plus
fermes, plus soyeuses, mais l'arbre ne les laisse pas s'envoler, car elles
doivent protéger les jeunes bourgeons. Enfin, au printemps, à chaque fois plus
tard qu'on ne s'y attendait, l'arbre apparaît un jour transformé. Il a perdu
son ancien feuillage et sort ses tendres bourgeons tout neufs recouverts de
rosée.
Cette fois-ci, je
fus témoin de cette métamorphose. Cela se passa peu après que la pluie eut
reverdi et rafraîchi le paysage. C'était au milieu du mois d'avril, dans
l'après-midi; je n'avais pas encore entendu chanter le coucou et découvert les
narcisses dans les prés. Quelques jours auparavant, j'étais venu jusqu'à cet
endroit. Le vent du nord soufflait avec force. Tout frissonnant, le col de mon
manteau relevé, j'avais regardé avec admiration le hêtre résistant, insensible
aux bourrasques qui le harcelaient, cédant à peine une petite feuille. Avec
opiniâtreté et bravoure, dureté et entêtement, il retenait son vieux feuillage
pâle.
Ce jour-là, alors
que je me tenais auprès de mon feu, coupant du bois dans la douceur d'une
journée sans vent, je vis la chose arriver: une brise imperceptible et tiède se
leva tout à coup, une simple respiration, et par centaines, par milliers, les
feuilles si longtemps épargnées s'envolèrent, silencieuses, légères, dociles,
lassées de leur persévérance, lassées de leur résistance et de leur vaillance.
Ce qui avait tenu et résisté pendant cinq, six mois, succomba en quelques
minutes à un petit rien, à un souffle: l'heure de la fin avait sonné, l'amère
persévérance n'était plus nécessaire. Les feuilles se dispersèrent, flottèrent
au gré du vent, souriantes, consentantes, sans livrer combat. Ce petit vent
était cependant bien trop faible pour emmener au loin ces feuilles si légères
et fines, et comme une bruine, elles tombèrent à terre, recouvrant le chemin et
l'herbe au pied du jeune arbre dont quelques bourgeons seulement avaient verdi
après être éclos. Que m'avait révélé ce spectacle surprenant et pathétique?
Était-ce la mort, la mort du feuillage hivernal qui s 'était accomplie sans
heurt, sans résistance? Etait ce la vie, la jeunesse impatiente et gaie des
bourgeons dont la volonté s'était soudain éveillée, leur permettant de
conquérir l'espace dont ils avaient besoin? Était-ce triste, étaitce amusant?
Était-ce un avertissement destiné au vieil homme que j'étais, me sommant de
voleter puis de tomber moi aussi, me rappelant que j'étais peut-être en train
de ravir de l'espace à des jeunes gens, à des êtres plus forts? Ou bien
étais-je invité à résister comme le feuillage du hêtre, à me tenir debout aussi
longtemps, aussi opiniâtrement que possible, à m'opposer et à me défendre,
puisque plus tard, au moment opportun, les adieux seraient faciles et joyeux?
Non, comme lors de chaque révélation, c'étaient le Tout et l'Éternel qui
m'étaient apparus, l'anéantissement des contraires, leur fusion dans la réalité
incandescente.
Cela n'avait
aucune signification particulière, ne m'avertissait de rien. Au contraire, cela
signifiait tout, le secret de l'Être se dévoilait ici, et, pour celui qui
regardait, c'était merveilleux, cela représentait le bonheur, le sens, c'était
un présent, une découverte comme pour une oreille emplie de la musique de Bach,
comme pour un œil fasciné par un tableau de Cézanne. Cependant, ces termes et
ces explications ne constituaient pas l'événement, ils n'apparurent qu'a
posteriori. L'événement en lui-même se résumait en fait à une apparition, un
miracle, un mystère aussi beau que grave, plein de grâce mais aussi implacable.
À ce même
endroit, près de la haie d'aubépine et du hêtre, je fus à nouveau touché par le
grand Mystère lors d'une expérience visuelle tout aussi allégorique. Le monde
avait pris une teinte verte éclatante et, lors du dimanche de Pâques, le cri du
coucou avait retenti pour la première fois dans notre forêt. C'était par un de
ces jours d'orage où l'atmosphère douce et humide était très changeante et
ventée. Le ciel chargé, qui laissait régulièrement passer quelques rayons de
soleil illuminant la verdure toute neuve de la vallée, était traversé par de
grandes masses nuageuses; le vent semblait venir de partout, même si la
direction sud nord dominait. L'agitation et la fureur emplissaient l'atmosphère
de tensions extrêmement fortes. Et là, au beau milieu de ce spectacle,
s'imposant à mon regard, se tenait à nouveau un arbre, un bel arbre jeune, un
peuplier au feuillage tout neuf ornant le jardin voisin du mien. Telle une
fusée, il montait vers le ciel, balançant avec souplesse dans le vent sa cime
effilée. Pendant les courtes accalmies, il semblait se fermer comme un cyprès,
resserrant ses branches contre son tronc, mais, lorsque le vent reprenait
vigueur, ses mille branches fines qui partaient si facilement dans tous les sens
se mettaient à gesticuler. La cime de l'arbre magnifique dont le feuillage
bruissant scintillait délicatement oscillait de-ci de-là, puis se raidissait,
heureuse de sa force et de sa nouvelle jeunesse. Ce va-et-vient incessant qui
produisait un léger murmure ressemblait au mouvement de l'aiguille sur une
balance. La cime semblait tantôt ployer sous les assauts répétés du vent,
tantôt se redresser dans un brusque sursaut de volonté. (Bien plus tard, je me
suis rappelé que, plusieurs dizaines d'années auparavant, mes sens à l'écoute
avaient observé ce jeu sur une branche de pêcher et que j'avais retranscrit mes
impressions dans un poème intitulé: « Le rameau en fleur ».)
Avec joie et sans
crainte, avec gaieté de cœur même, le peuplier abandonnait ses branches et son
habit de feuilles au vent humide, qui s'amplifiait considérablement. Le chant
qu'il faisait entendre par cette journée d'orage, les formes que sa cime
effilée dessinait dans le ciel me semblaient merveilleux, incomparables. Ils
exprimaient la joie aussi bien que la gravité, la volonté active et la
soumission, le jeu de la liberté et le destin. Ils rassemblaient en eux-mêmes
tous les antagonismes et les contraires. La victoire et la force
n'appartenaient pas au vent parce qu'il était capable de secouer et de faire
ployer ainsi le peuplier; la victoire et la force n'appartenaient pas non plus
à l'arbre parce qu'il savait se redresser, souple et triomphant après chaque
fléchissement. Elles revenaient au jeu auquel ils s'adonnaient tous deux, à
l'harmonie qui s'était établie entre le mouvement et l'immobilité, entre les
forces célestes et les forces terrestres. La danse infiniment mouvante de la
cime de l'arbre dans la tempête n'était qu'une image dévoilant le mystère du
monde, au-delà de la force et de la faiblesse, du bien et du mal, de l'agir et
du subir. Pendant un instant, une petite minute d'éternité, je vis apparaître
sous une forme pure et parfaite, plus pure et plus parfaite que si j'avais lu
Anaxagore ou Lao Tseu, ce qui d'habitude restait caché et' secret. Et là
encore, j'eus le sentiment que pour apercevoir cette image, en déchiffrer le
sens, il n'avait pas simplement fallu le miracle de cette heure printanière,
mais aussi les voyages et les errances, les folies et les expériences, les plaisirs
et les souffrances de dizaines et de dizaines d'années. Le peuplier qui m'avait
offert cette vision m'apparut lui-même comme un enfant, un être inexpérimenté
et inconscient. Bien des gelées et des averses de neige devraient encore
l'user, bien des tempêtes devraient encore le bousculer, bien des éclairs le
toucher et le blesser avant qu'un jour peut-être il ne fût capable de voir et
d'écouter, avant qu'il ne devînt avide de découvrir le grand Mystère.
Hermann Hesse.
Eloge de la vieillesse. Biblio.
Je ne vois plus ,
n’entends guère , marche à peine
C’est étonnant
comme on peut s’en passer !
Claudel
Demain
est le premier jour du temps qui me reste à vivre. La phrase est belle et concluait le discours
des jeunes médecins promus de l’UCL de cette année 2004. Quand ce temps qui
reste à vivre diminue, ce demain devient précieux et mérite qu’on y accorde une
importance accrue. Il a été écrit qu’ à jour frisant, la lumière irisée
rend les reliefs plus chauds[1]. Et s’il nous échoyait d’inventer cette médecine
à jour frisant susceptible de réinstaller nos aînés dans leur véritable
existence et non dans une vie par procuration. Et si notre priorité devenait la
formation d’une génération de médecins passeurs de sens, utilisant son art pour
réchauffer l’âme lorsque le corps se délite
comme le foyer de la loupe concentre les rayons du soleil ? Une médecine qui sache aller à l’essentiel
. Le temps sculpte les visages bien
mieux qu’aucun artiste ne pourrait le faire.
Modestement, le médecin peut aider à ce que les traits burinés soient
des rides heureuses.
Emmanuelle ou le
temps reconstruit
Le sobre récit
d’Emmanuelle nous interpelle. Ses yeux possèdent la luminosité de cette
génération de jeunes médecins en formation, ardents, compétents, jaloux de préserver
la qualité de la vie avant toute chose. Elle a ramené son grand-père médecin à
son domicile il y a une semaine, épuisé par la maladie, l’âge et une longue
hospitalisation. Grand-père complice
s’il en est, gamin dans l’âme, mais dont la communication se réduit maintenant
au minimum.
Son premier
regard fut pour elle, le second pour le cadran de l’antique pendule de salon,
héritage familial centenaire. Le mouvement impassible du balancier de la
vieille horloge d’emblée l’a rassuré. De la main, il a suggéré à Emmanuelle de
procéder aux réglages coutumiers permettant à sa vieille complice de le veiller
durant la courte période que la vie lui réservait encore ici-bas. Cette horloge
qu’on règle avec minutie, journellement, patiemment, soi-même sans en confier
la tâche à personne d’autre si ce n’est une personne d’entière confiance, ce
temps qui se mesure à son rythme propre et à celui de son habitat, qui s’arrête
si on en suspend l’entretien, ce temps
est le sien et nul ne pourra le lui voler .
Ce n’est guère un temps imposé de l’extérieur, ce n’est pas celui des
actualités télévisées ni de Pharao, l’horloge atomique au césium du CNES, ce
n’est peut-être pas plus le temps du centre hospitalier qu’il a quitté cet
après-midi : c’est un temps dont l’écoulement est éminemment variable, un
temps choisi . Les objets ont un destin
qui nous dépasse, et pour Emmanuelle aujourd’hui particulièrement, la
symbolique de la pendule familiale a acquis une densité particulière : le
grand-père adoré est mort paisiblement le lendemain à l’aube.
Saisons : il n’est pas de
fatalité
Qui a décrété que
le noir hiver correspondrait à la fin de la vie dans l’imaginaire des
hommes ? N’est-il pas le temps de la gestation silencieuse, de la patience
et des promesses, débouchant sur le printemps de toutes les naissances. Pour
symboliser la saison des aînés, préférons-lui l’automne flamboyant qui permet à
toute vie de s’éteindre dans la douceur, transformant l’horrible fin de vie
en une saison de vendanges et de moissons. Il faut croire aux vertus de
l’été indien : c’est notre rôle de médecin que d’en permettre l’éclosion.
Celle-ci passe sans aucun doute par une attention accrue à bâtir avec nos aînés
une relation horizontale patient-médecin, d'adapter le savoir médical à chaque
patient en tenant compte de sa personnalité et du contexte socio-culturel dans
lequel il vit, avec pour seule optique d’éviter la médicalisation en
privilégiant l’autonomie. Quel plus beau rôle peut-il exister pour un médecin
que de rendre un patient indépendant de sa propre science, tout en lui donnant
un sens, intégrant à la démarche clinique et thérapeutique un élément de
‘signification’ en prenant en compte ses aspirations de vie. On quitte ici le
prêt-à-penser médical pour la confection sur-mesure, la pensée unique pour la
créativité permanente. Ce n’est pas rassurant pour la médecine, ce pourrait
l’être pour les patients.
Soigner, c’est laisser être
Comte-Sponville écrit dans un de ses
livres qu’ « aimer, c’est laisser être
». Quelle plus belle définition trouver pour l’acte de soigner ? Paraphrasant
avec une certaine liberté Christian Bobin [2]
, on y ajoutera qu’il « convient sans cesse de faire l’effort de penser à celui
qui est devant soi, lui apporter une attention réelle, soutenue, ne pas oublier
une seconde que celui avec qui nous parlons vient d’ailleurs, que ses goûts,
ses pensées et ses gestes ont été façonnés par une longue histoire, peuplée de
beaucoup de choses et de gens que nous ne connaîtrons jamais. » Cet exercice mental est quelque peu
austère mais procure la plus grande satisfaction qui soit : aider quelqu’un que
la maladie affecte à demeurer ou
redevenir ce qu’il est et non ce que nous croyons, craignons ou attendons qu’il
devienne.
C’est l’histoire d’un vieux qui dansait …
et tous se demandent quel pontage, quelle
prothèse, quelle pile à fil ou à pince placée dans le cœur lui donnent pareille
énergie
quelle potion, quel alicament, quelle
phéromone ?
pour faire court : quel médecin ?, qu’il
nous donne son adresse
sa petite fille ne dit rien, elle feint ne
rien entendre
il danse parce qu’il est heureux, qu’il a
90 balais et vient de retrouver une amie d’enfance, que son cancer a été opéré
il y a 20 ans et que depuis lors bye la médecine
qu’il avait des dettes qu’il a pu rembourser
la semaine passée, qu’il a obtenu une chambre meublée dans une résidence pour
seniors
que la musique est belle et que la
Blanquette de Limoux lui picote le palais
que son amie sent bon l’eau de toilette
qu’il lui a offerte, que sa robe froufroute agréablement sous ses paumes, que
ses joues sont fraîches et qu’elle a le rythme
il danse sa fin de vie, et ce qui viendra
après, et même si c’est rien du tout il danse pour ce vide, cette absence de
souci qui vous met des fourmis dans les jambes et de la musique au coeur
le corps n’a qu’à suivre, l’âge n’a rien à
y faire.
Léger, léger, très léger,
Passe un vent très léger,
Puis s'en va, toujours très léger.
.
Leve, leve
Léger, léger
F. Pessoa
L'être humain ,
cette architecture
comme tissée de fils d'araignée
tellement légère
qu'elle puisse être portée par la vague
et cependant assez solide
pour ne pas être soufflée
au moindre vent."
F Nietzsche
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