mardi, novembre 11, 2008

Raconter des histoires

La narrativité , support de guérison (1)


Le malheur
marche au bras du bonheur
Le bonheur
couche au pied du malheur
Lao-Tseu

Note : En guise de conclusion, qu'il me soit permis de revnir brièvement sur le pouvoir curatif de la parole, suppport de réconfort et de guérison. La force des mots simples du Cantique nous interpellait hier. A ceux que la vie a meurtri irrémédiablement, qui ne se considèrent même plus dignes d'être l'ombre de leur chien, elle permettra une remise en perspective, pareille à la loupe qui concentre la lumière pâle et froide d'un début de printemps en un foyer lumineux et incandescent : tout homme, même réduit au stade d'épave ultime, demeure la promesse qu'il fut dans sa jeunesse, et porte en lui les germes d'un avenir que nul ne connaît. La trajectoire d'un humain ne s'arrête pas au jour de sa mort. Quelques récit à raconter au coin du feu, ou assis au bord du lit à ces patients déchus, les aideront peut-être à matérialiser cette notion abstraite, et à leur redonner une lueur d'espoir.



Nietzsche

Chaque nouveau livre lui coûte un ami, chaque ouvrage une relation. Peu à peu le dernier et faible brin d'intérêt qui s'attachait à ses actes s'est gelé: d'abord il a perdu les philologues, puis Wagner et son cercle spirituel et enfin ses compagnons de jeunesse. Il ne trouve plus d'éditeur en Allemagne; la production de ses vingt années, accumulée sans ordre dans une cave, pèse soixante-quatre quintaux; il est obligé de recourir à son propre argent, celui qu'il a difficilement épargné ou celui qu'on lui a donné, pour continuer à faire paraître ses livres. Mais non seulement personne ne les achète: même lorsqu'il les donne, Nietzsche, à la fin, n'a plus de lecteurs. De la quatrième partie de Zarathoustra, imprimée à ses frais, il ne fait tirer que quarante exemplaires et il ne voit, parmi les soixante dix millions d'habitants de l'Allemagne, que sept personnes à qui il puisse l'envoyer, tel lement, à l'apogée de son œuvre, il est devenu étranger, inaccessiblement étranger à son époque. Personne ne lui accorde une miette de crédit, ne lui sait le moindre gré.



Proust, Freud

C'est un peu cela qu'avait connu Proust lui-même, au début, quand il avait commencé d'écrire la Recherche. « Bientôt je pus montrer quelques esquisses. Personne n'y comprit rien » Son livre, comme on sait, fut unanimement refusé par les éditeurs, avant d'être édité chez Grasset à compte d'auteur. « Qu'est-ce que tout cela vient faire? Qu'est-ce que tout celasignifie?» avait conclu Madeleine, le lecteur de chez Fasquelle à qui avait été confié son manuscrit3. Freud, présentant à la Société viennoise de Psychiatrie et de Neurologie ses premiers travaux sur l'hystérie, s'était heurté, lui aussi, à l'incompréhension ironique de ses collègues.



Spinoza

Spinoza avait demandé à son ami Louis Meyer de veiller à ce que l'Éthique fût publiée après sa mort sans nom d'auteur, comme si la référence à un individu, à un moi quelconque, eût risqué d'en affaiblir la portée. L’Éthique parut parmi les œuvres posthumes sous les initiales B. de S. Non tant par prudence, que pour délier ce texte, longuement élaboré, du moi en travail qu'il était censé délivrer.



Beethoven

Au fond, toutes ces accusations croisées manquent leur cible et ne font que manifester l'emprise qu'avait l'alcool sur Beethoven .et son entourage immédiat, tout particulièrement à la fin de sa vie. L'alcool aida Beethoven à vivre. Il l'aida sans doute également à mourir au moment où l'échec de sa relation avec son neveu Karl devint irréversible, et signa la faillite de l'identification paternelle. L'alcool scella en effet le destin du compositeur, dans un véritable rôle de bascule, en permettant pendant de longues années de. supporter d'intenses souffrances psychiques et somatiques, puis en précipitant vers la fin l'issue fatale. Quelques détails de cette évolution terminale méritent d'être décrits. On y trouve Beethoven dans un état critique, . avec les symptômes alarmants d'une inflammation des poumons: son visage tait brûlant, il crachait le sang, larespiration menaçait de l'étouffer, et son violent point de côté ne lui permettait de prendre u'une position douloureuse sur le dos . Premiers symptômes de décompensation ascitique? Varices oesohagiennes ? Pneumopathie aiguë? Rien ne permet de trancher. Après un traitement énergique, ces troubles aigus disparaissent, Beethoven s'asseoit cinq jours plus tard, puis se lève, arrive à lire et à écrire au bout d'une semaine. Mais il ne s'agit que d'une rémission de courte durée, qui signe en fait l'apparition du syndrome

ictéro-ascitique, et même de l'anasarque qui devait l'emporter. (..) Tremblant et frémissant, il se tordait de douleurs qui intéressaient l’estomac et les intestins; et ses pieds qui, jusque-là, n'étaient que légèrement tuméfiés, s'enflèrent énormément.



Tchekhov

Quelques heures avant la première représentation de LaMouette, ce découragement avait pris des proportions telles que Tchekhov hésitait à se rendre au théâtre. Le spectacle était donné au bénéfice de l'actrice comique Levkeieva, très aimée du public populaire . Elle n'apparaissait que dans la comédie en trois actes qui devait succéder à La Mouette sur la scène, mais de nombreux spectateurs avides de rire s'étaient dérangés pour elle. Aussi, quand le rideau se leva sur les personnages rêveurs et désabusés de Tchekhov, la salle, stupéfaite, se rétracta, se figea. On n'était pas venu pour cette pénitence. Lorsque Véra Kommissarjevskaïa entama le monologue de Nina: «Hommes, lions, aigles et perdrix, cerfs cornus, poissons silencieux », il y eut un éclat de rire, suivi de huées et de sifflets. A la fin du premier acte, de maigres applaudissements se perdirent dans les vociférations haineuses. Au deuxième acte, le charivari devint assourdissant. Les spectateurs hurlaient de rire aux moments les plus pathétiques et tournaient le dos à la scène pour bavarder entre eux. Désorientés, paralysés, hagards, les acteurs oubliaient leur rôle et jouaient dans le vide. A l'entracte, au foyer, écrivains et journalistes, émoustillés par l'insuccès d'un confrère trop célèbre, se répandaient en propos fielleux: « Symbolisme de camelote! » « Pourquoi ne se contente-t-il pas d'écrire des nouvelles? » De l'avis unanime, on n'avait jamais vu un pareil four sur une scène russe. A la fin du deuxième acte, Tchekhov, épouvanté, avait quitté la salle pour se réfugier dans la loge de Levkeieva.

Les deux derniers actes ne firent que précipiter le désastre. Le public était un océan déchaîné. Dès la fin de lareprésentation, Tchekhov s'échappa du théâtre, le col de son manteau relevé, le dos rond, comme un voleur. En traversant la foule, dans le hall, il avait entendu un petit monsieur indigné s'écrier: « Je ne comprends pas les directeurs de théâtre. C'est une insulte de

monter une pièce pareille! » Il alla souper seul au restaurant Romanov, puis marcha jusqu'à l'épuisement dans les rues enneigées de Saint-Pétersbourg. Pendant ce temps, sa sœur et Lika, très éprouvées elles-mêmes, l'attendaient dans leur chambre d'hôtel où il avait promis de les rejoindre après le spectacle. A mesure que les minutes passaient, les deux femmes s'abandonnaient à l'angoisse. Alexandre, qui , courait la ville à la recherche du fuyard, revint bredouille et griffonna un mot à l'intention de son frère: « Je ne connaissais pas ta Mouette avant de l'avoir vue ce soir, au théâtre: c'est une pièce merveilleuse, excellente, pleine d'une psychologie profonde' et de réflexion, une pièce qui touche le cœur. » A une heure du matin, comme Tchekhov n'avait pas reparu, A deux heures du matin enfin , Tchekhov regagna son domicile. « Même si je vis cent ans, je ne donnerai pas d'autre pièce de théâtre. Dans ce domaine, je n'essuierai que des échecs 1. »



Note : en début de cette semaine (janvier 06), la pièce a été montée à Paris et ovationnée par un public enthousiaste.