lundi, avril 22, 2019


« Où vais-je aboutir ? »  Une casuistique.      


« Il arrive un jour où le peintre dépose son pinceau. J’interroge Raymond du regard en pénétrant dans son coquet appartement , lui proposant comme c’est la coutume qu’il me présente sa dernière œuvre en gestation. Lui rendre visite m’est depuis vingt cinq ans un bonheur répété, suscitant mon émerveillement devant les couleurs chatoyantes qu’il marie mieux que personne, la flamme des regards qui s’entrechoquent ou la brume des berges marines avant qu’elle ne se dissipe.  Ce matin, la brume est dans son regard et ne se dissipera pas de sitôt. La mémoire le lâche et cela le trouble. Sa sérénité a fait place à une inquiétude permanente qui lui ronge les nuits et rend ses doigts incertains. Le mélange des couleurs est devenu un calvaire, tout comme le jet du bleu du ciel sur la toile quand le soleil l’inonde.
Sans un mot il me mène vers un tableau que je ne reconnais guère, superbe nature morte épinglée au mur de fraîche date. Un instantané de marché aux puces y détaille sa dérisoire richesse. A l’étalage d’une brocante un buste de Marianne contemple un invraisemblable bric-à-brac d’ustensiles d’un autre âge, passés et rouillés, cherchant acquéreur. Du vrai vieux, sans valeur autre que celle des souvenirs de leur propriétaire sans doute décédé, d’une propreté douteuse pour collectionneur pas trop regardant. Le regard de la Marianne paraît s’attarder pensivement sur ce fouillis ressemblant au contenu d’un tiroir retourné et une onde de tristesse l’envahit. J’observe Edmond du coin de l’œil, remarque le tremblement involontaire qui secoue sa main, le clignement accéléré des paupières qui se plissent. « Vous demandiez à voir le dernier ? Ce sera le dernier. » Je m’enquiers du titre. Son épouse hésite, puis dans un souffle, lâche « Où vais-je aboutir ? » Edmond a-t-il placé la question éternelle dans la bouche de Marianne surplombant son misérable royaume, ou plus simplement comme un point final à son œuvre menacée par la sénescence ? Nul ne le saura, mais c’est tout comme : la sortie des artistes recèle souvent une part de grandeur. «   



Harmonie du mouvement et de l'immobilité


Pendant que le printemps était encore sec, avant les averses et les orages successifs, il m'arrivait de passer un moment dans ma vigne, sur un petit" bout de jardin en friche où je faisais alors mon feu. Depuis des années, un hêtre poussait là, au beau milieu de la haie d'aubépine qui bordait le terrain. Au début, c'était un minuscule petit arbuste, issu d'une graine amenée de la forêt par les vents. Des années.durant, je l'avais laissé se développer provisoirement et un peu à contrecœur. J'avais de la peine pour l'aubépine, mais, par la suite, le petit arbuste opiniâtre s'épanouit si magnifiquement que j'acceptai définitivement sa présence. Aujourd'hui, c'est déjà un beau petit arbre qui m'est devenu deux fois plus cher qu'avant, car on vient d'abattre dans la forêt voisine mon arbre préféré, le vieux hêtre majestueux dont les morceaux de tronc sciés, lourds et puissants, jonchent encore le sol, là-bas, comme les tambours d'une colonne antique. Mon petit arbre est vraisemblablement issu de ce hêtre. Je me suis toujours senti heureux et impressionné de voir avec quelle opiniâtreté mon petit hêtre garde son feuillage. Quand tous les arbres sont depuis longtemps déjà dépouillés, il conserve encore son habit de feuilles flétries et traverse ainsi le mois de décembre, de janvier, de février. Les tempêtes le tiraillent, la neige le recouvre puis fond petit à petit, les feuilles desséchées, d'un brun foncé, prennent une teinte de plus en plus claire, elles deviennent plus fermes, plus soyeuses, mais l'arbre ne les laisse pas s'envoler, car elles doivent protéger les jeunes bourgeons. Enfin, au printemps, à chaque fois plus tard qu'on ne s'y attendait, l'arbre apparaît un jour transformé. Il a perdu son ancien feuillage et sort ses tendres bourgeons tout neufs recouverts de rosée.

Cette fois-ci, je fus témoin de cette métamorphose. Cela se passa peu après que la pluie eut reverdi et rafraîchi le paysage. C'était au milieu du mois d'avril, dans l'après-midi; je n'avais pas encore entendu chanter le coucou et découvert les narcisses dans les prés. Quelques jours auparavant, j'étais venu jusqu'à cet endroit. Le vent du nord soufflait avec force. Tout frissonnant, le col de mon manteau relevé, j'avais regardé avec admiration le hêtre résistant, insensible aux bourrasques qui le harcelaient, cédant à peine une petite feuille. Avec opiniâtreté et bravoure, dureté et entêtement, il retenait son vieux feuillage pâle.
Ce jour-là, alors que je me tenais auprès de mon feu, coupant du bois dans la douceur d'une journée sans vent, je vis la chose arriver: une brise imperceptible et tiède se leva tout à coup, une simple respiration, et par centaines, par milliers, les feuilles si longtemps épargnées s'envolèrent, silencieuses, légères, dociles, lassées de leur persévérance, lassées de leur résistance et de leur vaillance. Ce qui avait tenu et résisté pendant cinq, six mois, succomba en quelques minutes à un petit rien, à un souffle: l'heure de la fin avait sonné, l'amère persévérance n'était plus nécessaire. Les feuilles se dispersèrent, flottèrent au gré du vent, souriantes, consentantes, sans livrer combat. Ce petit vent était cependant bien trop faible pour emmener au loin ces feuilles si légères et fines, et comme une bruine, elles tombèrent à terre, recouvrant le chemin et l'herbe au pied du jeune arbre dont quelques bourgeons seulement avaient verdi après être éclos. Que m'avait révélé ce spectacle surprenant et pathétique? Était-ce la mort, la mort du feuillage hivernal qui s 'était accomplie sans heurt, sans résistance? Etait ce la vie, la jeunesse impatiente et gaie des bourgeons dont la volonté s'était soudain éveillée, leur permettant de conquérir l'espace dont ils avaient besoin? Était-ce triste, étaitce amusant? Était-ce un avertissement destiné au vieil homme que j'étais, me sommant de voleter puis de tomber moi aussi, me rappelant que j'étais peut-être en train de ravir de l'espace à des jeunes gens, à des êtres plus forts? Ou bien étais-je invité à résister comme le feuillage du hêtre, à me tenir debout aussi longtemps, aussi opiniâtrement que possible, à m'opposer et à me défendre, puisque plus tard, au moment opportun, les adieux seraient faciles et joyeux? Non, comme lors de chaque révélation, c'étaient le Tout et l'Éternel qui m'étaient apparus, l'anéantissement des contraires, leur fusion dans la réalité incandescente.

Cela n'avait aucune signification particulière, ne m'avertissait de rien. Au contraire, cela signifiait tout, le secret de l'Être se dévoilait ici, et, pour celui qui regardait, c'était merveilleux, cela représentait le bonheur, le sens, c'était un présent, une découverte comme pour une oreille emplie de la musique de Bach, comme pour un œil fasciné par un tableau de Cézanne. Cependant, ces termes et ces explications ne constituaient pas l'événement, ils n'apparurent qu'a posteriori. L'événement en lui-même se résumait en fait à une apparition, un miracle, un mystère aussi beau que grave, plein de grâce mais aussi implacable.

À ce même endroit, près de la haie d'aubépine et du hêtre, je fus à nouveau touché par le grand Mystère lors d'une expérience visuelle tout aussi allégorique. Le monde avait pris une teinte verte éclatante et, lors du dimanche de Pâques, le cri du coucou avait retenti pour la première fois dans notre forêt. C'était par un de ces jours d'orage où l'atmosphère douce et humide était très changeante et ventée. Le ciel chargé, qui laissait régulièrement passer quelques rayons de soleil illuminant la verdure toute neuve de la vallée, était traversé par de grandes masses nuageuses; le vent semblait venir de partout, même si la direction sud nord dominait. L'agitation et la fureur emplissaient l'atmosphère de tensions extrêmement fortes. Et là, au beau milieu de ce spectacle, s'imposant à mon regard, se tenait à nouveau un arbre, un bel arbre jeune, un peuplier au feuillage tout neuf ornant le jardin voisin du mien. Telle une fusée, il montait vers le ciel, balançant avec souplesse dans le vent sa cime effilée. Pendant les courtes accalmies, il semblait se fermer comme un cyprès, resserrant ses branches contre son tronc, mais, lorsque le vent reprenait vigueur, ses mille branches fines qui partaient si facilement dans tous les sens se mettaient à gesticuler. La cime de l'arbre magnifique dont le feuillage bruissant scintillait délicatement oscillait de-ci de-là, puis se raidissait, heureuse de sa force et de sa nouvelle jeunesse. Ce va-et-vient incessant qui produisait un léger murmure ressemblait au mouvement de l'aiguille sur une balance. La cime semblait tantôt ployer sous les assauts répétés du vent, tantôt se redresser dans un brusque sursaut de volonté. (Bien plus tard, je me suis rappelé que, plusieurs dizaines d'années auparavant, mes sens à l'écoute avaient observé ce jeu sur une branche de pêcher et que j'avais retranscrit mes impressions dans un poème intitulé: « Le rameau en fleur ».)

Avec joie et sans crainte, avec gaieté de cœur même, le peuplier abandonnait ses branches et son habit de feuilles au vent humide, qui s'amplifiait considérablement. Le chant qu'il faisait entendre par cette journée d'orage, les formes que sa cime effilée dessinait dans le ciel me semblaient merveilleux, incomparables. Ils exprimaient la joie aussi bien que la gravité, la volonté active et la soumission, le jeu de la liberté et le destin. Ils rassemblaient en eux-mêmes tous les antagonismes et les contraires. La victoire et la force n'appartenaient pas au vent parce qu'il était capable de secouer et de faire ployer ainsi le peuplier; la victoire et la force n'appartenaient pas non plus à l'arbre parce qu'il savait se redresser, souple et triomphant après chaque fléchissement. Elles revenaient au jeu auquel ils s'adonnaient tous deux, à l'harmonie qui s'était établie entre le mouvement et l'immobilité, entre les forces célestes et les forces terrestres. La danse infiniment mouvante de la cime de l'arbre dans la tempête n'était qu'une image dévoilant le mystère du monde, au-delà de la force et de la faiblesse, du bien et du mal, de l'agir et du subir. Pendant un instant, une petite minute d'éternité, je vis apparaître sous une forme pure et parfaite, plus pure et plus parfaite que si j'avais lu Anaxagore ou Lao Tseu, ce qui d'habitude restait caché et' secret. Et là encore, j'eus le sentiment que pour apercevoir cette image, en déchiffrer le sens, il n'avait pas simplement fallu le miracle de cette heure printanière, mais aussi les voyages et les errances, les folies et les expériences, les plaisirs et les souffrances de dizaines et de dizaines d'années. Le peuplier qui m'avait offert cette vision m'apparut lui-même comme un enfant, un être inexpérimenté et inconscient. Bien des gelées et des averses de neige devraient encore l'user, bien des tempêtes devraient encore le bousculer, bien des éclairs le toucher et le blesser avant qu'un jour peut-être il ne fût capable de voir et d'écouter, avant qu'il ne devînt avide de découvrir le grand Mystère.

Hermann Hesse. Eloge de la vieillesse. Biblio.





Je ne vois plus , n’entends guère , marche à peine
C’est étonnant comme on peut s’en passer !
Claudel




Demain est le premier jour du temps qui me reste à vivre.  La phrase est belle et concluait le discours des jeunes médecins promus de l’UCL de cette année 2004. Quand ce temps qui reste à vivre diminue, ce demain devient précieux et mérite qu’on y accorde une importance accrue. Il a été écrit qu’ à jour frisant, la lumière irisée rend les reliefs plus chauds[1].  Et s’il nous échoyait d’inventer cette médecine à jour frisant susceptible de réinstaller nos aînés dans leur véritable existence et non dans une vie par procuration. Et si notre priorité devenait la formation d’une génération de médecins passeurs de sens, utilisant son art pour réchauffer l’âme lorsque le corps se délite   comme le foyer de la loupe concentre les rayons du soleil  ?  Une médecine qui sache aller à l’essentiel .  Le temps sculpte les visages bien mieux qu’aucun artiste ne pourrait le faire.  Modestement, le médecin peut aider à ce que les traits burinés soient des rides heureuses.


Emmanuelle ou le temps reconstruit

Le sobre récit d’Emmanuelle nous interpelle. Ses yeux possèdent la luminosité de cette génération de jeunes médecins en formation, ardents, compétents, jaloux de préserver la qualité de la vie avant toute chose. Elle a ramené son grand-père médecin à son domicile il y a une semaine, épuisé par la maladie, l’âge et une longue hospitalisation.  Grand-père complice s’il en est, gamin dans l’âme, mais dont la communication se réduit maintenant au minimum.

Son premier regard fut pour elle, le second pour le cadran de l’antique pendule de salon, héritage familial centenaire. Le mouvement impassible du balancier de la vieille horloge d’emblée l’a rassuré. De la main, il a suggéré à Emmanuelle de procéder aux réglages coutumiers permettant à sa vieille complice de le veiller durant la courte période que la vie lui réservait encore ici-bas. Cette horloge qu’on règle avec minutie, journellement, patiemment, soi-même sans en confier la tâche à personne d’autre si ce n’est une personne d’entière confiance, ce temps qui se mesure à son rythme propre et à celui de son habitat, qui s’arrête si on en suspend l’entretien,  ce temps est le sien et nul ne pourra le lui voler .  Ce n’est guère un temps imposé de l’extérieur, ce n’est pas celui des actualités télévisées ni de Pharao, l’horloge atomique au césium du CNES, ce n’est peut-être pas plus le temps du centre hospitalier qu’il a quitté cet après-midi : c’est un temps dont l’écoulement est éminemment variable, un temps choisi .  Les objets ont un destin qui nous dépasse, et pour Emmanuelle aujourd’hui particulièrement, la symbolique de la pendule familiale a acquis une densité particulière : le grand-père adoré est mort paisiblement le lendemain à l’aube.

Saisons : il n’est pas de fatalité


Qui a décrété que le noir hiver correspondrait à la fin de la vie dans l’imaginaire des hommes ? N’est-il pas le temps de la gestation silencieuse, de la patience et des promesses, débouchant sur le printemps de toutes les naissances. Pour symboliser la saison des aînés, préférons-lui l’automne flamboyant qui permet à toute vie de s’éteindre dans la douceur, transformant l’horrible fin de vie en une saison de vendanges et de moissons. Il faut croire aux vertus de l’été indien : c’est notre rôle de médecin que d’en permettre l’éclosion. Celle-ci passe sans aucun doute par une attention accrue à bâtir avec nos aînés une relation horizontale patient-médecin, d'adapter le savoir médical à chaque patient en tenant compte de sa personnalité et du contexte socio-culturel dans lequel il vit, avec pour seule optique d’éviter la médicalisation en privilégiant l’autonomie. Quel plus beau rôle peut-il exister pour un médecin que de rendre un patient indépendant de sa propre science, tout en lui donnant un sens, intégrant à la démarche clinique et thérapeutique un élément de ‘signification’ en prenant en compte ses aspirations de vie. On quitte ici le prêt-à-penser médical pour la confection sur-mesure, la pensée unique pour la créativité permanente. Ce n’est pas rassurant pour la médecine, ce pourrait l’être pour les patients.

Soigner, c’est laisser être


Comte-Sponville écrit dans un de ses livres  qu’ « aimer, c’est laisser être ». Quelle plus belle définition trouver pour l’acte de soigner ? Paraphrasant avec une certaine liberté Christian Bobin [2] , on y ajoutera qu’il « convient sans cesse de faire l’effort de penser à celui qui est devant soi, lui apporter une attention réelle, soutenue, ne pas oublier une seconde que celui avec qui nous parlons vient d’ailleurs, que ses goûts, ses pensées et ses gestes ont été façonnés par une longue histoire, peuplée de beaucoup de choses et de gens que nous ne connaîtrons  jamais. » Cet exercice mental est quelque peu austère mais procure la plus grande satisfaction qui soit : aider quelqu’un que la maladie affecte à  demeurer ou redevenir ce qu’il est et non ce que nous croyons, craignons ou attendons qu’il devienne.  




C’est l’histoire d’un vieux qui  dansait …


et tous se demandent quel pontage, quelle prothèse, quelle pile à fil ou à pince placée dans le cœur lui donnent pareille énergie
quelle potion, quel alicament, quelle phéromone ?
pour faire court : quel médecin ?, qu’il nous donne son adresse

sa petite fille ne dit rien, elle feint ne rien entendre

il danse parce qu’il est heureux, qu’il a 90 balais et vient de retrouver une amie d’enfance, que son cancer a été opéré il y a 20 ans et que depuis lors bye la médecine
qu’il avait des dettes qu’il a pu rembourser la semaine passée, qu’il a obtenu une chambre meublée dans une résidence pour seniors
que la musique est belle et que la Blanquette de Limoux lui picote le palais
que son amie sent bon l’eau de toilette qu’il lui a offerte, que sa robe froufroute agréablement sous ses paumes, que ses joues sont fraîches et qu’elle a le rythme
il danse sa fin de vie, et ce qui viendra après, et même si c’est rien du tout il danse pour ce vide, cette absence de souci qui vous met des fourmis dans les jambes et de la musique au coeur

le corps n’a qu’à suivre, l’âge n’a rien à y faire.

Léger, léger, très léger,
Passe un vent très léger,
Puis s'en va, toujours très léger.
.
Leve, leve
Léger, léger
F. Pessoa


L'être humain ,
cette architecture
comme tissée de fils d'araignée
tellement légère
qu'elle puisse être portée par la vague
et cependant assez solide
pour ne pas être soufflée
au moindre vent."
F Nietzsche


[1] Draime. Soleil levant
[2]   Bobin C Autoportrait au radiateur Gallimard 1997, 167 p. 

jeudi, avril 18, 2019


étaient comme la boussole qui guidait ses pas. On ne peut que le suivre, en s'interrogeant avec lui sur cette forme d'inconscience dont témoignent certains chrétiens qui mesurent la fidélité de leur foi à leur capacité d'éviter toute détresse.
La Traversée de l'en-bas, ce livre écrit « pour ceux qui, par eux-mêmes ou par leurs proches, ont quelque connaissance de l'en-bas. Ailleurs, c'est hors de sens ou insupportable" », a été et reste l'un des ouvrages les plus lus de son oeuvre. Un lecteur témoignait « Ce livre, c'est comme si, alors que je suis en prison, quelqu'un frappait tout d'un coup de l'autre côté du mur de ma cellule, et je ne suis plus seul. »
Nul n'est obligé d'explorer ces régions. Effectivement, « là où ça se passe, apparaît tout ce qu'il ne fallait pas voir si l'on voulait rester en haut, à la surface, parmi les gens qui vont et viennent, dans ce qu'on appelle "la vie 12 » Cela dit sans le moindre jugement chez Bellet, pas de complaisance envers la souf¬france. « L'ennemi, c'est la tristesse », répétait cet homme qui savait être malicieux, taquin, rieur, d'un humour dévastateur. D'ailleurs, le titre du livre est explicite : il s'agit bien d'une traversée, c'est-à-dire d'un chemin qui donne à espérer retrouver la lumière et le goût de vivre. Que faire, alors, pour apporter soin et gué-

tison ?
Méditons sur le soin et la guérison.
Que faire pour soigner l'homme en l'homme ? Pas un de ses morceaux, mais lui entier, corps, âme, esprit; lui pour lui, avec d'autres, lui dans l'immensité du Tout.
Médicament ? Mais cela n'atteint pas l'humain en l'homme, sauf à penser qu'une femme en deuil de son enfant doit être guérie de sa douleur à coups d'euphorisants. Inhumain.
On peut, par d'habiles procédures, modifier le comportement, faire disparaître certains ressentis. Mais le noyau dur des douleurs n'est pas atteint. La science de ces techniques ignore l'en-bas. (..)
Écouter? Certainement. De cette écoute qui en-tend l'être humain comme être humain, sans rien exiger, sans rien même vouloir ou espérer, sans vouloir qu'il guérisse. Une écoute qui lui donne d'être là, hors de danger, dans ce lieu inouï qui est


ionation première
.tte mutuelle et primitive reconnaissance, c'est un sens le banal et l'ordinaire de la vie.
est ce qui s'échange dans le travail partagé, dans gestes simples de la tendresse, dans les conver-:ions au contenu peut-être dérisoire, mais où

pourtant l'on converse, face à face, présents pour s'entendre.
C'est ce qui subsiste et resurgit dans les situations extrêmes : quand quelqu'un va mourir (du sida, d'un cancer, de vieillesse...), quand quelqu'un, par âge ou accident, est réduit à l'hébétude. Alors il arrive qu'un presque rien, la lumière d'un vi¬sage, la musique d'une voix, le geste offert d'une main, tout d'un coup dise tout'.
Ce thème de l'entre nous est sans aucun doute ce qui fonde la plus grande partie, sinon toute l'oeuvre de Maurice Bellet. Il s'agit en effet non d'une forme gentille et souriante de morale sociale, mais bien du choix le plus radical, celui qui soutient tout — chaque être humain et le monde lui-même.
Il y a donc choix, décision originaire.
Il coïncide avec le don qui est fait à l'être humain d'être accueilli, reconnu, accepté comme présence et sujet d'une parole bonne à écouter. Il n'y a pas opposition du don et du choix, sinon lorsque la violence s'insinue entre les deux, rendant le don pervers et la décision décision de haine — ou les deux'.

Myriam Tonus . Ouvrir l'espace du Christianisme. Intoduction à lo'oeuvre pionnière de Maurice Bellet. Albin Michel. 2019.250 pages.


La lumière crue de midi éclaire sans pitié les objets et les choses, sans ombre où se protéger, brûlant les yeux et le coeur. Alors que la lumière du soir effleure les contours, laissant aux ombres leur part de doute, lumière douce aux multiples nuances, pénétrant les choses de biais et sans violence. “Toi qui me soignes, quand tu me parles de ce mal que je ne peux pas nommer, s'il te plaît, fais-toi lumière du soir."[1]

Christiane Gleize


[1]Christiane Gleize, Se faire lumière du soir


On demande des gardiens de phare.
"Vos mères vous ont dit que les phares sont là pour éclairer l'océan; n'en
croyez rien, ils sont là pour dire aux marins où ils sont."
On prête la phrase à Tabarly, qui tenait ces mots de son professeur de
navigation. La devise du marin au long cours disparu en mer peut nous
inspirer dans notre quête de définition de ce que sera le médecin
généraliste de demain. Un marin perdu est un naufragé en puissance, et
les gardiens de phare n'ont eu de cesse au fil des siècles de conquérir,
voire d'apprivoiser ces cailloux isolés et massacrés par les déferlantes. Ici
comme ailleurs, la machine a progressivement remplacé l'être humain, et
la présence rassurante pour les marins d'un homme, oublié comme eux
au milieu de la tourmente des flots déchaînés, se fait rare: si les phares
guident toujours les navigateurs, le plus souvent ils n'abritent plus de
gardien.
Quel rôle est appelé à jouer le médecin généraliste dans le futur, pour
quelles nouvelles fonctions doit -il être formé? Sera-t-il, comme ces
derniers "allumeurs de réverbères" maritimes, contraint à s'effacer
progressivement devant une technologie médicale de plus en plus
performante? Ou au contraire, modestement, contre vents et marées, être
à l'image de ces hommes qui inlassablement illuminent l'océan pour offrir
une route aux voyageurs et assurer une présence rassurante pour leurs
patients, oublié comme eux au milieu de la tourmente lorsque le corps se
dérobe et que les examens techniques spécialisés se multiplient. C'est le
rôle qu'a joué le médecin depuis la nuit des temps, mais force est de
reconnaître que la somme des contraintes risque d'éloigner
progressivement les disciples d'Esculape de leur fonction première.
Les témoignages, questions, confidences et doutes qui assaillent patients
et praticiens forment la trame des pages que vous allez découvrir. Lues à
livre ouvert, à coeur ouvert, elles vous permettront de découvrir
progressivement une profession qui s'interroge sur son avenir. La
reconversion est parfois rude pour ces hommes et ces femmes qui
croyaient qu'ils (ou elles) éclaireraient l'océan et qui acceptent bien plus
modestement de dire aux patients naufragés de la vie où ils en sont,
fonction tout aussi fondamentale à défaut d'être prestigieuse. Puissent les
réflexions suscitées par ces instantanés de vie, découverts au fil des
écrans, servir d'outil de communication et de découverte d'une fonction
souvent méconnue, parfois injustement décriée, réconciliant la technologie
médicale hospitalière et les artisans du possible que sont les praticiens de
première ligne.
CV
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