lundi, mars 20, 2006

Car-wash et précarité ou la médecine debout ?

Quand le patient erre , le médecin s’égare

C’est un mercredi après-midi. Il est 15h30, j’ai fini mes visites à domicile et comme j’ai un peu de temps avant mes consultations du soir, je décide de passer au car-wash avec ma voiture.
A peine engagé dans celui-ci, mon GSM sonne : un appel de mon secrétariat m’informant d’une demande de visite à domicile pour une dame qui a « une grosse fatigue et est encombrée au niveau respiratoire » (sic).
Je ne pense pas reconnaître le nom de cette patiente comme appartenant à ma patientèle habituelle et effectivement , la secrétaire me répond qu’il s’agit d’une patiente du Dr X. Je lui demande de recontacter cette patiente pour savoir pourquoi elle ne fait pas appel à son médecin habituel. Quelques minutes plus tard la réponse arrive : le Dr X.. est absent ce jour. Mon irritation première persiste : s’il est absent, il ne m’a pas demandé de le remplacer ! Sorti entre-temps du car-wash, je compose le numéro du Dr X. : un répondeur signale effectivement qu’il est absent ce jour et remplacé par le Dr Y dont je compose alors le numéro de téléphone. Las ! un nouveau message enregistré annonce un changement de numéro de GSM et se poursuit par une description assez compliquée quant à la façon de joindre le Dr Y…… Bref, je ne suis pas plus avancé et toujours aussi irrité : j’y vais ? j’y vais pas ? Une « grosse fatigue » ne justifie pas une visite en urgence mais un « encombrement respiratoire » m’inquiète un peu plus. L’ anonymat de la prise d’appel d’un secrétariat ne me permet pas d’apprécier le caractère réellement urgent de cette demande de visite à domicile et je décide finalement de m’ y rendre, m’épargnant un 3e appel téléphonique au secrétariat à qui j’ai oublié de demander le n° de téléphone de cette patiente (ou qui ne me l’a pas communiqué)

Nouveau coup de téléphone au secrétariat car je ne trouve pas le nom de la patiente sur l’alignement des sonnettes du hall de l’immeuble dont par ailleurs l’éclairage ne fonctionne pas. Ah oui, elle a aussi donné un autre nom ! Finalement, je sonne et monte au 2e étage de cet immeuble où je suis reçu par une dame d’environ 30 ans, apparemment eupnéique, qui me fait entrer dans une pièce encombrée de piles de vêtements et de caisses, dénuée du moindre siège sur lequel s’asseoir ; seul un matelas assez douteux est présent dans un coin de la pièce.

La visite commence donc debout ! Des explications assez confuses de la patiente, je retiens finalement :
- qu’effectivement elle se plaint de fatigue, de toux et d’une sensation d’oppression respiratoire depuis quelques semaines !
- qu’elle habitait la localité auparavant, qu’elle a déménagé l’an passé suite à sa séparation d’avec son mari pour aller épouser un autre homme en France
- qu’elle est revenue récemment en Belgique suite à un appel au secours de sa fille restée ici
- qu’elle est donc en train de réemménager dans la localité
- qu’elle est occupée à effectuer diverses démarches au CPAS. J’ apprends alors, au décours de cette anamnèse qu’elle avait effectivement appelé le Dr X… puis le Dr Y. ce matin, que ce dernier est passé à domicile pendant que la patiente était …..au CPAS et que, assez furieux, il avait ensuite refusé de passer une seconde fois.
- Et que donc, au CPAS, on lui a renseigné mes coordonnées, d’où l’ appel « classé urgent » de cet après-midi !
- Qu’elle a eu toutes les peines du monde à trouver un médecin : « comment se fait-il qu’il soit si difficile de trouver un médecin à Wavre un mercredi après-midi ? » (re-sic)

Vous imaginez sans peine que mon irritation est loin d’être retombée ! Je lui fais part de mon étonnement qu’elle se déplace au CPAS mais qu’elle ne puisse se rendre au cabinet du médecin ». Pas de réponse.

Je lui propose alors de l’ examiner et cet examen, effectué debout, se révèle tout-à-fait rassurant. Je le lui dis. S’ ensuit alors une discussion autour de la cause de ses symptômes : « Mais qu’est-ce que j’ai alors ? » Je lui réponds que mon examen est rassurant (pour moi du moins et encore, jusqu’à un certain point étant donné les conditions dans lequel je l’ ai effectué), que je ne vois pas de signes de maladie et qu’il est bien possible que la situation difficile dans laquelle elle se trouve est de nature à l’ avoir « oppressé » et fort « fatiguée ».

La patiente ne semblant pas convaincue, je souligne combien nous sommes dans des conditions difficiles pour travailler et que ces conclusions ne sont que provisoires et mériteraient d’être reprises à l’ aise au cabinet de consultation de son médecin traitant.

Je lui réitère combien je suis sensible à sa situation et combien il est d’autant plus nécessaire de reprendre tout cela à l’ aise et dans de bonnes conditions.

Un traitement symptomatique minimal est alors prescrit ainsi qu’un arrêt de travail de 2 jours afin qu’elle soit en règle avec son employeur et qu’elle puisse trouver le temps de retourner le lendemain chez son médecin traitant, le Dr X..

La visite se termine par le paiement. « Pouvez-vous me régler le montant des honoraires ? » « Ca dépend, c’est combien ? » « 31 Euros » « Quoi , tant que ça ? » Je lui propose, si elle a des difficultés, de me donner une vignette de mutuelle et de ne s’acquitter sur place que du ticket modérateur . Suit une recherche laborieuse et finalement, au bout de plusieurs minutes, infructueuse, de la fameuse vignette de mutuelle. Je mets alors doucement mais fermement fin à la visite en réclamant le montant des honoraires qu’elle me paie en espèces.

Après lui avoir rappelé de reconsulter son médecin traitant, je prends congé, finalement très mécontent de moi, ayant l’impression d’ avoir eu tout faux du début à la fin.

Le lendemain, je téléphone au Dr X…., supposé être le médecin traitant, qui me remercie pour mon coup de fil mais……..ne semble pas retrouver cette patiente dans son fichier !


Quels enseignements peut-on tirer de cette histoire ?

- La prise d’ appel peu personnalisée d’un secrétariat utilisé sur abonnement montre toutes les limites d’un tel système pour apprécier le degré d’urgence d’un appel à domicile.
- Le cadre de travail et la nécessité de bien le définir est de la première importance. Idéalement, ce cadre devrait faire l’objet d’une négociation et d’une convergence entre médecin et patient. On aurait pu imaginer, dans le cas qui nous occupe, que je commence par vérifier avec la patiente si le cadre dans lequel nous étions « forcés » de travailler nous permettait de réaliser un vrai travail médical. Peut-on envisager qu’en tant que médecin, j’aurais pu dire quelque chose comme : « Ecoutez, je crois que nous ne sommes vraiment pas dans de bonnes conditions pour une consultation. Je vous propose de revenir demain à mon cabinet. Qu’en pensez-vous ? » Mais nous sommes en même temps encombrés par un « surmoi médical » qui nous enjoint de « répondre à tous les appels ».
- La visite à domicile nous apprend à la fois dans quelles conditions vit cette patiente tout en nous empêchant parfois d’exercer correctement notre métier. Dans ce « donné à voir » mis aussi brutalement sous les yeux du médecin, n’ y-a-t-il pas quelque chose qui, jusqu’à un certain point, est de nature à bloquer le nécessaire travail de la pensée de celui-ci ?
- Sans doute inconsciemment, la patiente, en m’introduisant ainsi dans le désordre de son appartement , me donne à voir aussi le « désordre » voire le désarroi de son parcours de vie. Un tel rapprochement pourrait effectivement lui être exprimé mais ceci nécessite souvent l’établissement préalable d’un lien de confiance, d’un « tissu relationnel », d’une « compagnie d’investissement mutuel » pour reprendre l’expression de Balint (1) : de telles interprétations ne trouvent leur efficacité que si elles peuvent prendre appui sur une relation thérapeutique déjà bien installée. Autrement, elles risquent de n’être vécues que comme des intrusions plus ou moins sauvages dans le monde affectif de la patiente.
- Manifestement, les conditions de précarité de cette patiente sont, d’une certaine manière, retransposées dans les conditions de travail qu’elle « impose » au médecin. Si ceci est délibéré de sa part, il s’agit de manipulation ; si c’est plus inconscient, il appartient au médecin de repérer ce qui se passe et de proposer progressivement au patient une autre manière de travailler. Par exemple, l’ amener à découvrir les possibilités d’aide d’une équipe pluridisciplinaire type « réseau » ou « maison médicale »
- Mais il est parfois illusoire de demander à un patient en détresse psycho-sociale de formuler d’emblée une demande précise vis-à-vis des soignants, de décortiquer tout de suite dans cette demande ce qui est de l’ordre du médical, du soin ou du psycho-social.(2) Ces diverses dimensions sont étroitement impliquées et je pense qu’une partie de notre travail consiste à aider patiemment de tels patients à remettre un peu d’ordre dans leur demande et leur vie. C’est bien parce que cette patiente est dans un flou total qu’elle a du mal à formuler une demande claire et structurée : c’est sans doute trop tôt dans son parcours.

En guise de conclusion

Je vous soumets celle-ci en termes d’hypothèses de travail.

Quand un patient en situation de précarité nous « impose » malgré lui des conditions de travail tout aussi « précaires », le médecin peut être tenté soit par une réaction de résignation (qui redoublerait alors le vécu du patient sans pouvoir l’aider), soit par une réaction de rejet (qui serait plus le témoin de l’ angoisse et de l’impuissance vécue par le médecin). Ces deux « contre-attitudes » ne sont pas aidantes pour le patient et risquent de laisser les deux protagonistes déçus voire amers.

Outre le travail en réseau, une tierce voie serait de considérer ce qui se passe dans la relation médecin-patient comme un symptôme au même titre que les autres.(3), symptôme que le médecin enregistrerait dans sa mémoire et qu’il tâcherait d’exploiter au mieux une fois le lien thérapeutique suffisamment établi avec le patient.

Dr Philippe Heureux


Bibliographie

(1) Michaël Balint, « Le médecin, son malade et la maladie » Payot, rééd. 1988, pp 265-267
(2) Revue Ethica Clinica, n° 40, 2005, « Les patients indésirables », pp 29-30
(3) Balint : « Techniques psychothérapeutiques en médecine », Payot, p 100 : « Si la médecin ressent quoi que ce soit pendant qu’il examine un malade, il doit s’y arrêter et considérer ses sentiments comme des symptômes possibles de la maladie du patient »

mercredi, mars 15, 2006

How not to be a doctor

Interpellant article paru dans le QMJ ce mois, posant avec pertinence les questions relevées lors des débats du cours Visages de patients. Merci à Pierre Chevalier et à son épouse qui nous l'ont transmis.


‘How can I help you?’ I asked. It isn't the way I always open consultations but I was making a teaching video, so I thought I would be conventional for a change. As it turned out, it was a fortunate move. ‘I’m not sure if you really can help me’, the patient answered. ‘I’ve seen lots of specialists, and none of them have managed to help me so far. You see, I keep having these funny turns ...’ Two weeks later, when showing the video to a group of senior house officers, I stopped the recording at this point and asked them to write down the woman's presenting complaint. All ten of them wrote down ‘funny turns.’ They were wrong, of course. The woman's presenting problem was that she wasn't sure if I could really help her. The funny turns were at this point a lesser problem.

There were more shocks in store for the group. I spent almost the entire consultation asking the woman about her experience of other doctors, and what they had got wrong. I listened as dispassionately as I could, without dismissing her catalogue of disappointment or offering any hint that I might do any better myself. In the end I asked her what she thought the doctors ought to have done instead. She told me: a referral for homoeopathy or acupuncture. I asked her which of these she would prefer. She chose the homoeopathy referral, and I said I would arrange this. As she left, I thought she was going to cry with relief.
After I had finished showing the video, one junior doctor erupted. How could I have been so incompetent—not to take a full history, or indeed any history at all? How could I be so irresponsible, by assuming that the other doctors had done their job properly? How could I be certain that her funny turns did not presage some terrible, terminal disease? If I thought the problem was psychosomatic, why didn't I take a decent psychiatric history instead? And how could I possibly direct her, without a clear diagnosis, towards a form of treatment that I probably didn't believe in, and which lacked a thorough evidence base?

A number of other doctors in the group came to my defence. Some had realized that I might have looked at the notes in advance, and that I might be willing to trust local colleagues not to make gross errors of judgement. Others had heard the patient mention that she had gone through the mill of extensive and futile investigations several times over. One or two had noticed how the patient gave indications of an aversion to anything remotely suggesting psychological inquiry. A particularly thoughtful doctor pointed out that no intervention was without its risks; at this stage it would probably cause the patient more risk if I started all over again, instead of just doing what she wanted. Yet their sceptical colleague remained unconvinced. How could I have behaved so ... so ... well, so unlike a doctor? I took the question as a compliment.

Of all professions, doctors are almost invariably the most proficient at not listening. Indeed, a friend of mine sometimes describes my educational work in consultation skills as ‘remedial therapy for selective brain damage’. It is a cruel characterization, but I do not entirely object to it. I am struck again and again by how much medical listening—even the kind that sometimes passes for being ‘patient-centred’—falls desperately short of anything that one might expect from an attentive, untrained friend. Many doctors seem to tune out totally from any words or phrases that do not fit the medical construction of the world. In addition, most appear to be extraordinarily timid about going where the patient wants to lead, for fear that this will break some rule, or upset any other doctor who might hear about it.

When it comes to unexplained symptoms, I often observe doctors fall back on an impoverished list of questions such as ‘are you under any stress?’ rather than displaying any true curiosity about the story itself. There are two other common consultation ploys that bring me out in an allergic reaction. One is the question ‘How did you feel about that?’. It is generally asked as the doctor asking leans forward in a theatrical pose of solicitousness, but with eyes glazed over in weary automatism. The question seems to go with a belief that it will elicit some definitional nugget of truth, accompanied by a sublime catharsis on the part of the patient. It arises, I guess, from some ghastly misreading of Freud's more minor followers, but ninety-nine times out of a hundred, it is emotionally bogus. The other manoeuvre that I find equally offensive is the phrase ‘It sounds as if ...’ (as in ‘it sounds as if you’re very upset ...’). Believe me, if it's so bloody obvious that even a doctor has noticed, it usually isn't worth saying.

Lois Shawver, a Californian therapist and teacher whom I much respect, has come up with a wonderful distinction between ‘listening in order to speak’ and ‘speaking in order to listen.’ In the former, you merely scan the words that patients are saying, looking for opportunities to dive in and tell them what is ‘really’ going on. In the latter, you do the opposite: speaking only in order to give them more opportunities to explain their own view of the world. In a post-modern age where the authority of professional knowledge is gradually waning away, Shawver argues that we will have to learn how to speak less and listen more.

In the same vein, the late Harry Goolishian, one of the founders of narrative approaches to psychiatry, offered the advice: ‘Don't listen to what patients mean, listen to what they say!’ Quite simple really, except that we probably still fail to do this, most of the time.

John Launer

QJM 2006 99(2):125-126; doi:10.1093/qjmed/hcl003