dimanche, octobre 02, 2005

Bocuse




Quel appétit!


On le surnomme Bocuse sans qu’il s’en offusque, il est gai, aime le vin et la bonne chère, joyeux déjà à l’idée de passer à table, imprégné de cette chaude atmosphère où les papilles se régalent à l’avance des plus folles espérances. L'art d'apprêter les mets et de les rendre agréables au goût est sa maîtrise. Il n’aime rien tant que les ambiances nocturnes et enfumées, pleines de noctambules attablés dans de petites gargotes envahies par les senteurs de cuisine, d'alcool, de cigare et de calvados. Sa cuisine est la pièce la plus chaude, la plus gaie, la plus fréquentée de sa maison avec un vieux poêle chauffé à blanc sur lequel il décolle les gaufres dégoulinant de cassonade brute.

Qu’il soit diabétique gras n’étonne guère. Dire qu’il en souffre est impropre : il s’en accommode, comme d’autres relèveront que leur femme a été hystérectomisée ou que leur gosse louche, dame ce sont des choses qui arrivent. Il assure en roulant des yeux «qu’il fait ce qu’il peut, mais que voulez-vous on ne peut pas toujours tout refuser». Le parcours du traditionnel carnet rouge de l’Association Belge du Diabète où il annote soigneusement ses glycémies et les doses d’insuline quotidiennes évoquent plus la carte des frères Troisgros qu’un bulletin de traitement : lundi, les chiffres sont mauvais, cela s’explique (poularde crème fraîche sur canapé d’oseille, sabayon) ; mardi, sortie avec les Anciens (foie gras aux truffes – bien fraîches – , langoustines à la sauce cocktail, terramisou bien coulant) : hyperglycémie à 22 heures ; mercredi petit déjeuner minceur et jeûne total jusque 17 heures; jeudi resto à l’improviste chez le Grec (côtelettes d’agneau à point– frites – mezze copieux – petit alcool) : chiffres mauvais à 17h et 23h, augmentation de la dose d’insuline de deux unités, avec un grand verre de lait pour éviter l’hypoglycémie nocturne.

Il scrute mes réactions par-dessus ses besicles, guette un éventuel froncement de sourcils, prend un air contrit fugace et ne se déride que lorsqu’il devine que je n’apporterai ce jour aucun commentaire négatif. Je le raccompagne jusqu’à la sortie, il hume en connaisseur les relents de cuisine provenant de l’étage où retentit un joyeux «les enfants à table». Pour peu, il gravirait les escaliers quatre à quatre : pensez, pareille invitation ne se refuse guère.

Zénon. En visite buissonnière