vendredi, septembre 30, 2005

Passée cette étape, quittez toute espérance ?







Deux mois , c'est déjà long.

La lettre préimprimée se déplie sur la table de lit, tenue par une main maigre:
j'ai le plaisir de porter à votre connaisance mon accord pour des soins palliatifs à domicile pour une période de deux mois. Mes services se tiennent blabla salutations blabla
Une voix faible attire mon atention, toussote, pose la question qui tue
Et après les soins palliatifs, qu'y a-t-il docteur ?

Une brève histoire de sein

Cela commence par une absence: des seins de garçon, c'est-à-dire rien du tout
Il y eut ensuite la lente floraison des aréoles, la poussée irrésistible des mamelons, le premier soutien arboré avec fierté, premiers regards, premiers émois

Il y eut la séduction, la reconnaissance, les premiers abandons. C'est beau la vie

Il y eut ensuite l'opulence des lactations généreuses, cette sensualité de communication totale avec un être si fragile se raccrochant à la poitrine comme un naufragé à son esquif. Plénitude

Il y eut ensuite la longue période des dépistages annuels, foi en la médecine, foi en sa santé, prudente assurance contre la maladie et la mort. Le bonheur des protocoles rassurants, une certitude sans faille. La médecine qui prévient, une médecine pouir bien portants.

Il y eut soudain la fissure, le moment où la trappe s'ouvre sous vous, où tout vacille, où la médecine prononce les mots qui anéantissent: adénopathies, marqueurs, survie à cinq ans, extemporané, protocole, quadrant, peau d'orange, prothèse.

Il y eut une mutiliation indicible, un déséquilibre définitif, des étapes aussi formatées qu'une liturgie: biopsie, tumorectomie, mastectomie avec évidement, radiothérapie, chimiothérapie, tamoxifène. Il y eut un retour à domicile, blème, premier regard furtif au miroir, la main hésitante du mari, quelques refus, une galère quotidienne qui n'ose s'avouer

Il y eut l'espoir

Il y eut la rechute, les maux de tête, la dexaméthasone, l'annonce d'une perte de force définitive des membres inférieurs. La chute sans fin.
Vous m'aviez dit cinq ans pourtant docteur?

Il y eut l'éclaircie du service de soins palliatifs, la douceur des équipes soignantes, le réconfort des paroles des bénévoles, un pâle soleil qui réchauffe tout de même

Il y eut le retour à domicile, plus blème que jamais, l'organisation minutieuse des soins palliatifs , le réseau attentionné, la chambre transformée en salle de soins, l'odeur âcre de l'hôpital qui vous colle à la peau jusque dans votre propre salon. Il y eut le miroir qu'on brise, plus jamais la main du mari, lit à part, époux à part. Plus envie. Caresser quoi , je vous demande.

La voix faible insiste .
Et après les soins palliatifs, qu'y a-t-il docteur ?

A la Woody Allen, on répondrait: j'ai la réponse, quelle était encore la question? Mais on pressent qu'elle n'a guère envie de rire. Passée cette étape, faut-il vraiment quitter toute espérance ? Deux mois, c'est déjà long, statistiquement parlant.

C'est à cette question que commence mon métier de généraliste.

Carl Vanwelde